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ARISTANDRE.

la bataille d’Arbelles, habillé de blanc, et le laurier à la main, dit aux soldats qu’il voit une aigle sur la tête d’Alexandre, caution assurée de la victoire, et qu’ils peuvent la voir aussi bien que lui. Combien croyez-vous que cela servit à la victoire, sans qu’il fût besoin que le soldat vît cela ? Il s’en fiait aux yeux du devin ; et s’il ne voyait rien, il s’en prenait à sa vue, ou au peu de temps qu’il pouvait donner à chercher un tel objet au milieu des airs : Vates Aristander albâ veste indutus, et dextrâ præferens lauream, militibus in pugnam intentis avem monstravit, haud dubium victoriæ auspicium. Ingens ergò alacritas ac fiducia paulò antè territos accendit ad pugnam [1]. Plutarque observe qu’Alexandre prêtait la main à ses devins [2] ; et que, de peur que l’événement ne justifiât ceux qui sifflaient la promesse d’Aristandre, qu’avant la fin du mois on prendrait la ville de Tyr, il ordonna que le jour présent, qui était le dernier du mois, ne fût compté à l’avenir que le 28. Il voulait donner du temps à son prophète, qui, néanmoins, ne s’était pas trop avancé ; car la ville fut emportée ce jour-là, si nous en croyons Plutarque, auteur fort suspect en ces matières. N’oublions point que personne ne faisait aussi bien que notre Aristandre le métier de consolateur auprès de son maître. Il n’usait pas de beaucoup de rhétorique pour le tirer des chagrins les plus accablans. Un songe lui tenait lieu de toutes choses. Alexandre, au désespoir d’avoir tué Clitus, se met hors d’haleine à force de gémir et de pleurer. On craint qu’il ne soit mort de douleur ; on enfonce la porte de sa chambre ; il ne veut écouter personne ; mais, dès qu’Aristandre le fait souvenir d’un songe qui se rapportait à la mort de Clitus, et qu’il lui représente que ce malheureux était prédestiné à cela depuis long-temps, voilà un prince qui se trouve tout consolé : Ἀριςάνδρου δὲ τοῦ μάντεως ὑπομιμνήσκοντος αὐτὸν τήν τ᾽ ὄψιν ἣν εἶδε περὶ τοῦ Κλείτου, καὶ τὸ σημεῖον, ὡς δὴ πάλαι καθειμαρμένων τούτων, ἔδοξεν ἐνδιδόναι [3]. At quùm vates Aristander visum illi quod de Clito fuerat ei repræsentatum et prodigium subjiceret, jamdudùm hæc in fatis fuisse, visus est animum relaxare.

(B) ..... Par le bon succès de son art. ] Ceux qui se mêlent de prédire avenir sont heureux lorsqu’ils servent un prince que la providence de Dieu destine à de grandes choses. Mille raisons humaines les portent à prédire toutes sortes de prospérités, vaille que vaille, et ils ont la joie de voir que l’événement justifie leur témérité. Âristandre fut dans ce cas. Il s’embarrassait dans l’avenir à tout hasard ; et Alexandre, avec sa bonne fortune, le tirait d’affaire. Le devin avait bien raison d’aimer un tel conquérant ; et celui-ci était excusable de se fier à un homme qui devinait si juste. Je m’étonnais autrefois qu’Alexandre fût superstitieux ; et présentement, je m’étonnerais s’il ne l’avait pas été, et je m’étonne que sa déférence pour les devins ait été interrompue dans le temps de sa plus haute prospérité [4]. Il ne pouvait pas ignorer que son bonheur n’allât mille fois plus loin que les lumières de sa prudence, et que les forces de son courage. Il fallait donc qu’il crût nécessairement qu’une vertu invisible et très-puissante prenait un soin tout particulier de ses affaires : il fallait donc, naturellement parlant, qu’il fût toujours disposé à se ménager la faveur de cette puissance, par tous les expédiens que les devins lui suggéraient ; les devins, dis-je, qu’il considérait comme les observateurs continuels du temps de la bonne ou de la mauvaise humeur de la fortune, et comme les arbitres des moyens de plaire à cette déesse, et de apaiser. On trouverait moins étrange que certains princes méprisassent tous les conseils de ceux qui sont préposés à leurs dévotions ; certains princes, dis-je, qui ne réussissent dans leurs entreprises qu’à proportion des moyens humains dont ils se servent pour les rendre presque immanquables, et qui ont du dessous partout

  1. Idem, lib. IV, cap. XV.
  2. Διηπορημένον αὐτὸν ἰδὼν ὁ βασιλεὺς καὶ συμϕιλοτιμούμενος (l’édition de Francfort de 1620 porte συμϕιλοτιμούμενον, ce qui ferait tout un autre sens) ἀεὶ τοῖς μαντεύμασιν, ἐκέλευε. Cernens rex perplexum, favensque semper vaticiniis vetuit. Plutarch., in Alexandro, pag. 679.
  3. Plutarch., in Alexandro, pag. 694.
  4. Voyez ci-dessus, citation (5), ce qui a été cité de Quinte-Curce.