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DÉMOCRITE.

pour faire confesser la vérité à une femme, il fallait lui appliquer sur le cœur, quand elle dormait, la langue d’une grenouille [1]. Mais il fallait une langue qui eût été arrachée à une grenouille vivante : et il fallait l’avoir arrachée sans tenir la grenouille par un autre endroit [2]. Il fallait de plus remettre dans l’eau la grenouille. Si l’on veut savoir quel jugement faisait Pline de cette pratique, on n’a qu’à le consulter à l’endroit où il rapporte une vertu toute semblable que l’on attribuait au cœur du hibou. On prétendait qu’en le mettant sur le téton gauche d’une femme endormie, on lui faisait dire tous ses secrets. Nec omittam in hâc quoque alite (bubone) exemplum magicæ vanitatis : quippe præter reliqua portentosa mendacia, cor ejus impositum mammæ mulieris dormientis sinistræ tradunt efficere, ut omnia secreta pronunciet [3]. Pline appelle cela une hâblerie de magicien : il faisait sans doute le même jugement du conte de Démocrite ; il le mettait au nombre de ces hâbleries ; car immédiatement après il remarque que les magiciens ajoutent quelques autres choses, qui feraient, si elles étaient véritables, que les grenouilles seraient plus utiles au genre humain que les lois. Les grenouilles fourniraient un expédient immanquable pour faire cesser la galanterie parmi les femmes. Les paroles de Pline n’ont pas assez de clarté, ni à l’égard de l’application du remède, ni à l’égard d’une circonstance notable. Il ne dit pas si l’expédient prévenait le cocuage, ou si seulement il empêchait la persévérance de la femme dans l’adultère. Ce n’est point là une distinction de logique ; la chose est de conséquence : il y fallait peser tous les termes, et fuir jusqu’aux moindres ambiguités. Il les fallait fuir aussi quant à la manière d’appliquer l’expédient : on verra dans le passage de Pline qu’elles n’ont pas été évitées. Addunt etiamnum alla magi, que si vera sunt, multo utiliores vitæ existimentur ranæ, quùm leges. Namque arundine transfixa natura per os, si surculus in menstruis defigatur à marito, adulteriorum tædium fieri [4]. Du Pinet traduit ainsi : Si on empale à un roseau une grenouille, l’embrochant droit par la tête et par sa nature. Le père Hardouin suppose qu’il fallait commencer par la nature, arundine transfixâ per ranæ pudenda ad os usque. Pline est donc obscur quant au cérémonial. Je laisse les autres obscurités.

Voici d’autres rêveries de Démocrite. Il disait qu’en mêlant ensemble le sang de quelques oiseaux dont il marquait le nom, on faisait naître un serpent qui avait une propriété si admirable, que quiconque le mangeait pouvait entendre ce que les oiseaux s’entre-disent. Pline a raison de se moquer de cette chimère. Qui credit ista, et Melampodi profectò aures lambendo dedisse intellectum avium sermonis dracones non abnuet : vel quæ Democritus tradit nominando aves, quarum confuso sanguine serpens gignatur, quem quisquis ederit, intellecturus sit avium colloquia [5]. Puisqu’il le trouve si crédule, qu’il se croit en droit de l’insulter, et de s’applaudir de ce qu’il n’adopte pas de telles fadaises, il faut sans doute que les contes de Démocrite fussent bien étranges. Le livre que ce philosophe avait composé touchant le caméléon était, je pense, l’un des meilleurs magasins de son extrême crédulité. Jungemus illis, dit Pline [6], simillima et peregrina æquè animalia : priùsque chamæleonem, peculiari volumine dignum existimatum Democrito, ac per singula membra desecatum, non sine magnâ voluptate nostrâ cognitis proditisque mendaciis Græcæ vanitatis. Après ce début Pline rapporte quelques extraits ridicules de ce livre ; et puis il finit ainsi : Utinam eo ramo contactus esset Democritus, quoniam ita loquacitates immodicas promisit inhiberi : palamque est virum alias sagacem et vitæ utilissimum, nimio juvandi mortales

  1. Democritus quidem tradit, si quis extrahat ranæ viventi linguam, nullâ aliâ corporis parte adhærente, ipsâque dimissâ in aquam, imponat supra cordis palpitationem mulieri dormienti, quæcunque interrogaverit, vera responsuram. Plin., lib. XXXII, cap. V, pag. 846.
  2. Ou plutôt, sans qu’aucune autre partie y demeurât attachée.
  3. Plin., lib. XXIX, cap. IV.
  4. Idem, lib. XXXIII, cap. V.
  5. Plin., lib. X, cap. XLIX. Voyez aussi lib. XXIX, cap. IV.
  6. Idem, lib. XXVIII, cap. VIII.