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CHARLES QUINT.

rement que celles de ses ennemis. Je dirai en passant que Brantôme a parlé avec trop de mépris des autres princes qui s’opposèrent à l’ambition de Charles-Quint. Sans notre grand roi François, dit-il [1], voire sans son ombre seulement, cet empereur fût venu aisément à ce dessein. Et autant de petits princes et potentats qui s’y eussent voulu opposer, il en eût autant abattu comme des quilles, et leur puissance n’y eût eu pas plus de vertu, que celle des petits diablotins de Rabelais, qui ne font que grêler les choux et le persil d’un jardin : le pape ne lui eût peu résister, puisqu’il fut pris dans sa forteresse de Saint-Ange prétendue imprenable.

(B) On prétend qu’il fut un de ces esprits tardifs,... et que cela lui ait été fort utile pour obtenir la préférence sur François Ier. à la couronne impériale. ] Il est certain qu’après la mort de l’empereur Maximilien, arrivée le 22 de janvier 1519, François Ier. brigua assez hautement l’empire, et qu’il acheta des voix, qui après avoir touché le paiement se tournèrent vers son compétiteur. La gloire qui environnait déjà ce monarque fut une des causes de son exclusion. « Plus il paraissait avoir de mérite, plus on craignait qu’il ne réduisît les princes d’Allemagne au petit pied, comme ses prédécesseurs y avaient réduit ceux de la France ; et s’il y avait à redouter de l’oppression de tous les deux côtés, elle ne paraissait pas si proche du côté de Charles qui était plus jeune de cinq ans que lui, et en apparence un fort médiocre génie. Enfin, avec toutes ces considérations et avec 300,000 écus, qui dès l’an précédent avaient été apportés en Allemagne, et qui ne furent distribués que bien à propos, Charles l’emporta, et fut élu à Francfort le 20 juin, étant pour lors en Espagne, où il était passé il y avait près de deux ans [2]. » Ceci confirme ce que j’ai déjà remarqué plus d’une fois [3], qu’en quelques rencontres la supériorité de forces, de mérite, sert plutôt à faire échouer un dessein, qu’à le faire réussir.

(C) Il avait la langue française tellement en main, qu’il s’en servit pour composer ses propres annales. ] Je n’ai lu que dans Jérôme Ruscelli que Charles-Quint ait composé en français les mémoires de son règne, et c’est aussi l’unique auteur que Valère André allègue [4], quand il parle de cet ouvrage de Charles-Quint. Je m’étonne que ces mémoires n’aient jamais vu le jour, puisqu’on en avait des copies, et que Guillaume Marindo les avait traduits en latin, à dessein de les publier incessamment. C’est Ruscelli qui l’assure. Egli stesso il predetto imperator Carlo Quinto era venuto scrivendo in lingua francese gran parte delle cose sue principali, come già di molte delle sue proprie fece il primo Cesare, et che s’aspetta di hora d’haverle in luce fatte latine da Guglielmo Marindo [5]. Brantôme à raison de dire que cet ouvrage se fût bien vendu ; mais il ne fallait pas douter comme il a fait de la version de Marindo, sous prétexte qu’elle était demeurée dans l’obscurité. Il a cru que l’auteur qu’il cite parlait de cette version comme d’un ouvrage qui était déjà public, et c’est ce qu’il n’a pas dû croire. Voyons maintenant ce qu’il dit : J’ai vu une lettre [6] imprimée parmi celles de Belleforest, qu’il a traduite d’italien en français, qui certifie que Charles-Quint écrivit un livre comme celui de César, et avait été tourné en latin à Venise par Guillaume Marindre : ce que je ne puis pas bien croire ; car tout le monde y fût accouru pour en acheter, comme du pain en un marché en un temps de famine : et certes la cupidité d’avoir un tel livre si beau et si rare, y eût bien mis autre cherté qu’on ne l’a vue, et chacun eût voulu avoir le sien [7]. Le Ghilini a mis ce prince parmi les auteurs, et a prétendu que l’ouvrage dont j’ai fait mention avait été imprimé. Opere sue, dit-il [8],

  1. Brantôme, Capitaines étrangers, tom. I, pag. 24.
  2. Mézerai, Abrégé chron., tom. IV, p. 493.
  3. Dans la remarque (A) d’Antoine (Marc) le Critique, tome II, pag. 139, et la remarque (X) de l’article Bellarmin, avant l’alinéa, tome III, pag. 282.
  4. Biblioth. belg., pag. 123.
  5. Ruscelli, Lettre à Philippe II, parmi les Lettres des Princes, tom. III, pag. 219.
  6. C’est celle de Ruscelli que j’ai citée.
  7. Brantôme, Capitaines étrangers, tom. I. pag. 42.
  8. Ghilini, Teatro, part. II, pag. 51.