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ÉPICURE.

dessus trois petites observations. J’observe premièrement qu’il faut reconnaître ici comme en plusieurs autres choses l’empire de la fatalité. Il y a des gens heureux ; il y a des gens malheureux : c’est la meilleure raison qu’on puisse donner de leur diverse fortune. Je dis en second lieu que la concurrence d’Épicure avec le célèbre philosophe qui fut le fondateur des stoïciens, a dû produire de fâcheuses suites. Les stoïciens faisaient profession d’une morale sévère : se commettre avec ces gens-là c’était à peu près le même inconvénient que d’avoir aujourd’hui des démêlés avec les dévots. Ils intéressaient la religion dans leur querelle ; ils faisaient craindre que la jeunesse ne fût pervertie ; ils alarmaient tous les gens de bien ; on ajoutait foi à leurs délations : le peuple se persuade aisément que le vrai zèle et l’austérité des maximes vont toujours ensemble. Il n’y avait donc point d’aussi grands destructeurs de réputation que ces gens-là. Il ne faut donc pas trouver étrange qu’à force de décrier Épicure, et d’employer contre lui les fraudes pieuses, les suppositions de lettres, ils aient formé des impressions désavantageuses qui ont duré fort long-temps. Je dis en troisième lieu, qu’il était facile de donner un mauvais sens aux dogmes de ce philosophe, et d’effaroucher les gens de bien avec le terme de volupté dont il se servait. Si l’on n’en avait parlé qu’en y ajoutant ses explications, on n’eût pas gendarmé le monde ; mais on écartait avec soin tous les éclaircissemens qui lui étaient favorables ; et puis il se trouva quelques Épicuriens qui abusèrent de sa doctrine. Ils ne se débauchèrent pas à son école, mais ils eurent la finesse de mettre à couvert leurs débauches sous l’autorité d’un si grand nom. Non ab Epicuro impulsi luxuriantur, sed vitiis dediti, luxuriam suam in philosophiæ sinu abscondunt ; et eo concurrunt, ubi audiunt laudari voluptatem. Nec æstimatur voluptas illa Epicuri (ita enim mehercules sentio) quàm sobria et sicca sit : sed ad nomen ipsum advolant, quærentes libidinibus suis patrocinium aliquod ac velamentum[1]. Consultez Gassendi, qui développe ceci à merveille, et qui montre de quelle manière plusieurs grands hommes, entraînés par le torrent, ont suivi de siècle en siècle les préjugés établis, sans examiner les choses au fond. Plusieurs pères sont dans le cas ; mais Grégoire de Naziance ne se laissa point tromper[2], et je me souviens d’avoir lu dans Origène [3], que les sectateurs d’Épicure s’abstenaient de l’adultère autant que les stoïciens, quoiqu’ils le fissent par un différent motif.

(O) Il avait une très-bonne morale par rapport à l’obéissance qui est due aux magistrats. ] Nous avons vu ci-dessus [4] comment on le loue de n’avoir jamais varié dans le zèle pour le bien de la patrie. Il n’en sortit point dans le temps fâcheux, il voulut avoir sa part des maux que souffraient ses compatriotes. Il se nourrit de fèves, et il en nourrit ses disciples, pendant que Démétrius assiégeait Athènes, et il les partagea avec eux ; comptées une par une : Κυάμους πρὸς ἀριθμὸν μετ᾽ αὐτῶν διανεμόμενον Fabas cum ipsis ad numerum partitum[5]. Il souhaitait de bons souverains, et se soumettait à ceux qui gouvernaient mal[6]. C’est une maxime très nécessaire au bien public ; c’est le fondement de la sûreté de tous les états. Je suis témoin, disait un sage moderne[7], et non pas un juge de la vie des princes ; et quand je n’approuverais pas leur conduite, je me tiendrais ferme à ce vieux oracle : Bona tempora voto expetere ; qualiacunque tolerare. Cela est pris de Tacite [8], et se trouve aussi dans la harangue qu’un empereur fit à ses soldats. Χρὴ δ᾽ ἄνδρας γενναίους τε καὶ σώϕρονας ἔυχεσθαι μὲν ὑπάρχειν τὰ βέλ-

  1. Seneca, de Vitâ beatâ, cap. XII, pag. m. 625. Voyez les Pensées sur les Comètes, pag. 535.
  2. Il a reconnu que les mœurs d’Épicure étaient fort réglées, Iamb. XVIII. Voyez Gassendi, lib. VII, cap. IV.
  3. Origenes contra Celsum, lib. VII, pag. 375.
  4. Remarque (N), citat. (129).
  5. Plut., in Demetr., pag. 905, A.
  6. Semper vota fecit pro reipublicæ prosperitate ac vetere regimine, acquievit vero tempori præsenti ac domirus sorte datis. Donec iracundos habuit magistratus, patiens fuit ac docilis ; quùm verò bonos ac mites, gràtus fuit ac obsequiosus. Rondellus, de Vitâ et Moribus Epicuri, pag. 126.
  7. Balzac, lettre XXIV du XIVe, livre, pag. 613 de l’édit. in-fol.
  8. Hist., lib. IV, cap. VIII.