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MAHOMET II.

mais lorsqu’on la pèse à la balance du sanctuaire, et que l’on songe que celui qui l’a écrite se dit le vicaire de Jésus-Christ, et par conséquent le protecteur de la morale de l’Évangile, on ne le peut excuser. Il y a donc diverses faces dans cette question, et ainsi l’on ne devra point trouver mauvais que je rapporte avec un peu d’étendue les paroles des avocats qui ont plaidé cette cause. On doit considérer mon commentaire, entre autres égards, sous celui du tome où les historiographes insèrent toutes entières les pièces justificatives dont ils ont parlé dans le cours de la narration. Ceci soit dit une fois pour toutes. Il y a des gens qui croient que la lettre de Pie II ne fut point écrite pour être envoyée à Mahomet (R).

(A) Il a fort bien mérité le titre de grand, .... que les Turcs ne manquent pas de lui donner. ] Ils « avouent que toutes les conquêtes de ses successeurs ont eu les siennes pour fondement et pour modèle, et qu’il leur a été bien facile de suivre un chemin qu’il leur a ouvert, et dont il a levé tous les obstacles. Aussi, lorsqu’ils parlent de lui, ils suppriment ordinairement son nom de Mahomet, quoiqu’en leur langue il ait la signification glorieuse de loué ou d’aimé [* 1], et le distinguent des autres sultans par les titres magnifiques de Boinc et d’Aboulfetéh, dont l’un signifie le Grand et l’autre le Père de la Victoire. On lui reproche que pendant sa vie il a recherché ambitieusement le premier de ces titres ; mais n’a-t-il pas travaillé assez pour le mériter ? Les chrétiens même ne le lui ont pas contesté, et l’on convient qu’il a été le premier des empereurs ottomans à qui nos nations occidentales ont donné la qualité de Grand-Seigneur, ou de Grand-Turc [* 2], que la postérité a conservé à ses descendans [1]. »

(B) La valeur de ses ennemis était.... propre à relever la gloire de ses triomphes. ] C’est un bonheur qui a manqué au grand Alexandre ; car il ne trouva dans l’Asie que de faibles ennemis, quoiqu’ils fussent innombrables. Il ne semble donc pas qu’il ait été le mignon de la fortune au même point que Mahomet, qui presque toujours avait à vaincre de braves gens : ce qui le distingue des autres grands conquérans avec beaucoup d’avantage. Prouvons ceci par les paroles d’un auteur moderne qui nous a donné une belle histoire de ce sultan. « On ne peut pas dire qu’il ait eu à faire à des ennemis obscurs, et à des nations peu belliqueuses, puisqu’entre les capitaines illustres qui firent chanceler sa fortune, on compte Huniade et Mathias Corvin, avec les forces de Hongrie ; Scanderbeg, avec celles des féroces Albanais ; le valaque Uladus aussi intrépide qu’eux, bien qu’à la vérité moins honnête homme ; les empereurs de Grèce et de Trébizonde, les rois de Perse, de Naples, et de Bosnie, les princes de Grèce, de Servie, de Sinope, et de Caramanie, les républiques de Venise et de Gênes, les chevaliers de Rhodes, et les armées de la croisade, c’est-à-dire l’élite de nos nations occidentales. Il n’y a pas un seul de tant d’ennemis qu’il n’ait été chercher de dessein formé, par une bravoure extraordinaire, et qui n’ait à la fin cédé à sa valeur ou à sa prudence. Chrétiens ou mahométans, tous étaient en butte à son ambition, et les intérêts de sa religion n’entraient jamais dans les maximes de sa politique. Jus-

  1. (*) Anton. Genfræus, in Nomenclat. Vocabul. Barbar.
  2. * « Ce ne fut point, dit Leduchat, par rapport à ses grandes actions qu’on le qualifia ainsi, mais eu égard à l’étendue de sa domination, en comparaison du sultan d’Iconie ou de Cappadoce, son contemporain, que Monstrelet désigne sous le nom de Petit-Turc. Après la prise de Constantinople, celui-ci eut sur les bras Mahomet II, qui s’étant emparé de ses états conserva le titre de Grand-Turc, quoiqu’il n’y eût plus de Petit-Turc. M. Guilleté ignora cela qui est pourtant très-vrai ».
  1. Gillet, Histoire de Mahomet II, liv. I, pag. 8.