seulement que ceux qui veulent diminuer par-là son mérite, et justifier les princes qui ont usé inutilement toute leur vie à vouloir faire des conquêtes, se font des illusions. Je crois bien que contre un Sésostris, contre un Cyrus [1], contre un César, les grands desseins d’Alexandre auraient pu échouer de fond en comble ; mais combien y a-t-il eu de grands rois, qui, avec des troupes plus nombreuses et plus aguerries que celles d’Alexandre, n’eussent fait qu’un petit mal à Darius ? Ainsi tout ne dépendit pas des occasions ? Voyez nos remarques sur Jules César [2].
(C) Ce serait un travail bien superflu que de donner son caractère. ] Renvoyons à un ouvrage que tout le monde peut consulter aisément, et qui est d’un grand débit. Voyez, dis-je, M. de Saint-Évremond, dans le jugement sur une tragédie de M. Racine, intitulée le grand Alexandre, au Ier. tome de ses Œuvres mêlées, et dans la Comparaison de César et d’Alexandre au même tome. Voyez-le aussi au IIe. tome, à la page 97 de l’édition de Hollande, 1693.
(D) Son ambition allait jusqu’à la fureur. ] Son père ne se trompa pas, lorsqu’il crut que la Macédoine était trop petite pour son fils [3]. Il dit cela après qu’Alexandre, âgé d’environ seize ans, eut dompté l’un des plus terribles chevaux du monde [4]. Comment est-ce que la Macédoine lui aurait suffit, puisque toute la terre ne lui paraissait pas un royaume assez étendu ? Il pleura lorsqu’il entendit dire au philosophe Anaxarque qu’il y avait une infinité de mondes [5] : ses larmes vinrent de ce qu’il désespérait de les pouvoir conquérir tous, voyant qu’il n’avait pu encore en conquérir un Juvénal exprime cette ambition sous une image très-vive. Il se figure Alexandre suant d’être logé à l’étroit dans un royaume aussi grand que toute la terre :
Unus Pellæo juveni non sufficit orbis :
Æstuat infelix augusto limite mundi,
Ut Gyaræ clausus scopulis parvâque Seripho [6].
Le monde était pour Alexandre ce
qu’était une petite île pour des malfaiteurs
qu’on y confinait. S’ils se
trouvaient bornés dans leurs promenades,
Alexandre de son côté regardait
la possession de toute la terre
comme le malheur d’être réduit à un
petit coin. Un auteur espagnol enchérit
sur Juvénal ; il nomme le cœur
d’Alexandre un archicœur, dans un
coin duquel le monde était si à l’aise,
qu’il y restait de la place pour
six autres [7]. Mais ne semble-t-il pas
que ce cœur si vaste bornait à bien
peu de chose sa dernière fin, puisqu’il
ne se proposait que d’être loué
des Athéniens ? On prétend que les
peines extraordinaires qu’il eut à
passer l’Hydaspe l’obligèrent à s’écrier :
Ô Athéniens, pourriez-vous
bien croire à quels périls je m’expose
pour être loué de vous [8] ? N’est-ce
point, me dira-t-on, être tout ensemble
insatiable, et se contenter de
peu de chose ? N’est-ce pas une folie
de s’exposer à tant de peines et à
tant de douleurs, pour l’amour d’une
harangue ?
...I, demens, et sævas curre per Alpes,
Ut pueris placeas et declamatio fias [9].
Je consens qu’on dise tout ce qu’on
voudra sur les contradictions du
cœur de l’homme, sur ses folies, et
sur ses extravagances : je ne laisserai
pas de croire que la fin que se proposait
Alexandre, s’accordait très-bien
avec la vaste et avec l’immense étendue
de son ambition : il voulait tenir
à tous les siècles futurs, à la postérité
la plus reculée, et il n’espérait
cela ni d’un ni de plusieurs mondes
conquis, mais des livres. Il ne se
trompait pas ; car si la Grèce ne lui
eût fourni de bonnes plumes, il y a
long-temps qu’on ne parlerait pas
plus de lui que de ceux qui comman-
- ↑ Voyez les Pensées diverses sur les Comètes, num. 213.
- ↑ C’est-à dire les remarques (A), (B) et (C) de son article, tom. V.
- ↑ Plutarch., in Alexandro, pag. 667.
- ↑ Le cheval Bucéphale.
- ↑ Plutarch., de Tranquillitate Animi, pag. 466.
- ↑ Satyra Juvens X, vs. 163.
- ↑ Archicoraçon, pues cupo en un rincon del todo este mundo holgadamente, dexando lugar para otros seis. Lorenzo Gracian.
- ↑ Ὦ Ἀθηναῖοι, ἆρά γε πιςεύσαιτε ἄν ἡλίκους ὑπομένω κινδύνους ἕνεκα τῆς παρ᾽ ὑμῖν εὐδοξίας. Quis credat, Athenienses, quanta pericula vestri præconii causâ subeam ? Plutarch., in Alexandro, pag. 698, E.
- ↑ Juvenal., sat. X, vs. 166.