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MANICHÉENS.

mais comme un fidèle sectateur. Il est impossible, dit-il[1], qu’il y ait une seule cause bonne ou mauvaise qui soit principe de toutes choses ensemble, pource que Dieu n’est point cause d’aucun mal, et la concordance de ce monde est composée de contraires ; comme une lyre du haut et bas, ce disoit Heraclitus : et ainsi que dit Euripide,

Jamais le bien n’est du mal separé,
L’un avec l’autre est tousjours temperé,
Afin que tout au monde en aille mieux.


Parquoi ceste opinion fort ancienne, descendue des théologiens et législateurs du temps passé jusques aux poëtes et aux philosophes, sans qu’on sache toutefois qui en est le premier auteur, encore qu’elle soit si avant imprimée en la foi et persuasion des hommes, qu’il n’y a moyen de l’en effacer ni arracher ; tant elle est frequentée, non pas en familiers devis seulement, ni en bruits communs, mais en sacrifices et divines ceremonies du service des dieux, tant des nations barbares, que des Grecs en plusieurs lieux, que ni ce monde n’est point flotant à l’avanture sans estre regi par providence et raison, ni aussi n’y a-il une seule raison qui le tiene et qui le regisse avec je ne sai quels timons, ne sai quels mors d’obeïssance, ains y en a plusieurs meslez de bien et de mal : et pour plus clairement dire, il n’y a rien ici bas que nature porte et produise, qui soit de soi pur et simple : ne n’y a point un seul dispensier de deux tonneaux qui nous distribue les affaires comme un tavernier fait ses vins, en les meslant et brouillant les uns avec les autres : ains ceste vie est conduite de deux principes, et de deux puissances adversaires l’une à l’autre, l’une qui nous dirige et conduit a costé droit, et par la droite voye, et l’autre qui au contraire nous en destourne et nous rebute : ainsi est ceste vie meslée, et ce monde, sinon le total, à tout le moins ce bas et terrestre au dessous de la lune, inegal et variable, sujet à toutes les mutations qu’il est possible ; car il n’y a rien qui puisse estre sans cause precedente, et ce qui est bon de soi ne donneroit jamais cause de mal, il est force que la nature ait un principe et une cause dont procede le mal aussi bien que le bien.

C’est l’avis et l’opinion de la plus part et des plus sages anciens : car les uns estiment qu’il y ait deux dieux de mestier contraire, l’un auteur de tous biens, et l’autre de tous maux : des autres appellent l’un Dieu qui produit les biens, et l’autre demon ; comme fait Zoroastres le magicien, qu’on dit avoir esté cinq cens ans[2] devant le temps de la guerre de Troye. Cestui donc appelloit le bon dieu Oromazes, et l’autre Arimanius : et davantage il disoit que l’un ressembloit à la lumière, plus qu’à autre chose quelconque sensible, et l’autre aux tenebres et à l’ignorance, et qu’il y en avoit un entre les deux qui s’appelloit Mithrès : c’est pourquoi les Perses appellent encore celui qui intercede et qui moyenne, Mithrés : et enseigna de sacrifier à l’un pour lui demander toutes choses bonnes, et l’en remercier ; et à l’autre, pour divertir et destourner les sinistres et mauvaises... [3]. Les Chaldéens disent qu’entre les dieux des planetes qu’ils appellent, il y en a deux qui font bien, et deux qui font mal, et trois qui sont communs et moyens ; et quant aux propos des Grecs touchant cela, il n’y a personne qui les ignore : qu’il y a deux portions du monde, l’une bonne qui est de Jupiter Olympien, c’est-à-dire celeste : l’autre mauvaise qui est de Pluton infernal : et feignent davantage, que la déesse Armonie, c’est-à-dire accord, est née de Mars et de Venus, dont l’un est cruel, hargneux et querelleux, l’autre est douce et generative. Prenez garde que les philosophes mesmes conviennent à cela, car Heraclitus tout ouvertement appelle la guerre, pere ; roy ; maistre et seigneur de tout le monde, et dit qu’Homere quand il prioit,

Puisse perir au ciel et en la terre,
Et entre dieux, et entre hommes, la guerre,


ne se donnoit pas de garde qu’il maudissoit la generation et production de

  1. Plutarque, au Traité d’Isis et d’Osiris, pag. m. 1043. Je me sers de la version d’Amyot. Ce passage, dans l’édition grecque et Latine de Francfort, 1620, est à la page 369 et suivantes.
  2. Il fallait dire cinq mille. Voyez la remarque (E) de l’article Zoroastre, tom. XIV, au commencement.
  3. Plutarque, au Traité d’Isis et d’Osiris, pag. 1046.