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MONTMAUR.

métamorphose qu’il a cotée. Je suis moins étonné de son silence, que de celui des amis de M. Ménage, qui ont mis un abrégé de sa Vie à la tête de la suite du Ménagiana. Ils ne disent rien de cette Vie de Mamurra.

Mon second témoin s’appelle en son nom de guerre Vigneul Marville. Copions une partie de son discours [1]. « Le professeur Montmaur n’était pas un homme aussi méprisable que la plupart le croient. C’était un fort bel esprit, qui avait de grands talens. Les langues grecques et latines lui étaient comme naturelles. Il avait lu tous les bons auteurs de l’antiquité ; et aidé d’une prodigieuse mémoire, jointe à beaucoup de vivacité, il faisait des applications très-heureuses de ce qu’il avait remarqué de plus beau. Il est vrai que c’était presque toujours avec malignité ; ce qui excita contre lui la fureur de ceux qui étaient les objets de ses plaisanteries. Avec ce génie il s’introduisait facilement chez les personnes de qualité qui aimaient les joies du Parnasse. L’avarice le gâtait, car il avait du bien dont il n’usait pas ; et il recherchait trop la bonne chère. Il disait à ses amis : Messieurs, fournissez les viandes et le vin, et moi je fournirai le sel. Aussi le répandait-il à pleines mains aux bonnes tables où il se trouvait. Son humeur satirique n’avait point de bornes ; et il était Lucien partout. Il en voulait surtout aux méchans poëtes... Jamais on n’a tant écrit de satires en prose et en vers contre personne, que contre Montmaur. Chacun s’y épuisait : il en reste encore aujourd’hui des recueils entiers. Ce qu’il y a de meilleur est de M. Ménage. Les amis de Montmaur lui avaient conseillé de faire imprimer ses bons mots contre ces écrivains importuns : mais l’amour du repos lui liait les mains ; et il se contenta de rire de ces bagatelles et de les mépriser. Quelqu’un lui disant que M. Ménage l’avait métamorphosé en perroquet : bon (répondit-il), je ne manquerai ni de vin pour me réjouir, ni de bec pour me défendre : et parce qu’on jouait beaucoup cette métamorphose, il ajoutait : ce n’est pas merveille qu’un grand parleur comme Ménage ait fait un bon perroquet. Montmaur porta plus impatiemment le refus que messieurs Dupuy lui firent de l’entrée de leur cabinet, qui était le réduit des plus honnêtes gens de Paris. Ces messieurs, graves comme des Catons, prenaient les sciences du côté de leur plus grand sérieux, et ne souffraient pas aisément ceux qui n’ont, pour ainsi dire, que le polichinel de la littérature. Ils n’entendaient point raillerie, et il aurait mieux valu faire un solécisme au nez de l’université, que de se relâcher à turlupiner en leur présence [2] [* 1]. »

Mon troisième témoin est le père Vavasseur. Il n’a point nommé Montmaur, mais il l’a désigné d’une manière si intelligible, qu’on doit être certain qu’il parle de lui. Il n’en fait point l’éloge : il le charge de quelques défauts très-grands et très-haïssables, et lui rend d’ailleurs justice sur l’érudition, et il condamne non-seulement les auteurs qui le déchirèrent avec tant d’emportement, mais aussi les magistrats qui tolérèrent cette licence : Il fait ensuite une réflexion assez judicieuse ; c’est qu’il arrive, par un juste jugement de Dieu, que les princes et les ministres qui ont négligé de punir l’audace des écrivains hérétiques et des faiseurs de libelle, portent la peine de leur nonchalance, et se trouvent exposés à la fureur des médisans. Je ne donne là qu’un crayon grossier des pensées

  1. * Joly reproche à Bayle de faire grand fond sur le témoignage de Vigneul Marville (Bonaventure d’Argonne) qui n’avait pas connu Montmaur. Il pense, avec Leclerc, qu’il aurait mieux valu citer l’abbé de Marolles, qui, dans la liste des gens des lettres qui lui ont fait présent de leurs livres, dit : « j’ai bien connu Montmaur » etc., etc., et ajoute un peu plus loin,

    « Montmaur, nommé le Grec, eut la mémoire heureuse ;
    C’était un savant homme, et l’on fit sans sujet
    Contre lui force vers qui plurent en effet ;
    Mais son âme contre eux se montra généreuse. »

    Je n’ai pas trouvé ces vers, ni la phrase citée par Leclerc et Joly, dans l’édition donnée par Goujet, des Mémoires de Marolles (et du Dénombrement des gens de lettres, etc.) 1755, 3 volumes in-12.

  1. Vigneul Marville, Mélange d’histoire et de littérature, pag. 86 de la 1re. édition de Rouen.
  2. Là même, pag. 88.