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ORIGÈNE.

certain temps les infernales, Ils pourraient alléguer que tout de même que les poissons ne peuvent vivre dans l’air, ni les hommes sous les eaux, les esprits ne sauraient vivre dans le paradis pendant qu’ils sont chargés de la crasse que leur union avec la matière élémentaire leur communique, qu’il faut donc les en purger dans les fournaises infernales, après quoi ils sont en état de vivre heureux dans les régions célestes. Selon cette supposition, la bonté de Dieu peut subsister toute entière avec les tourmens de la créature, tout comme l’amitié d’un opérateur se conserve entièrement pour la personne qu’il taille, quoiqu’il lui fasse souffrir de très-cruelles douleurs dont il ne lui est pas possible de l’exempter. Mais si l’on recourait à cette hypothèse, on ne ferait qu’adopter une partie de l’erreur des manichéens ; on sauverait la bonté de Dieu aux dépens de sa puissance, on admettrait la matière comme un principe incréé, et si essentiellement mauvais que Dieu n’en pourrait rectifier les défauts. Ce serait donc, non pas répondre aux difficultés des manichéens, mais les faire triompher. Les observations qui ont été faites sur le mal physique, par rapport à la bonté de Dieu, se peuvent facilement appliquer au mal moral par rapport à la sainteté divine.

V. Il faut prendre garde que si Origène pouvait répondre aux objections des manichéens, il ne s’ensuivrait pas que l’on pourrait les résoudre à plus forte raison par des principes beaucoup meilleurs, et plus orthodoxes que les siens. Car tout l’avantage qu’il peut trouver dans cette dispute procède des faussetés qui lui sont particulières, donnant d’un côté beaucoup d’étendue aux forces du franc arbitre, et substituant de l’autre à l’éternité malheureuse qu’il supprime, une félicité éternelle. Le plus fort argument des manichéens est fondé sur l’hypothèse que tous les hommes, à la réserve de quelques-uns, seront damnés éternellement.

VI. Il n’y a personne aujourd’hui qui donne si peu de prise aux manichéens que la secte de Socin ; mais ce n’est qu’à cause qu’elle s’est plus éloignée que les autres de l’hypothèse des particularistes[1]. Or pendant qu’elle n’ira pas encore plus loin, elle ne sera pas plus heureuse que l’origénisme dans cette dispute ; elle y succombera si elle ne joint à ses autres impiétés, celle de dire que la matière est un principe dont Dieu ne peut disposer que jusques à un certain point, et que hors de là il faut qu’il cède à sa résistance, et qu’il s’accommode aux défauts incorrigibles qu’il y rencontre. Si les sociniens ne se chargent pas encore de ce blasphème, ils se verront réduits à l’absurde ; je veux dire à nier des vérités d’expérience : voici comment. Ils nient l’éternité de l’enfer, parce qu’ils ne sauraient comprendre qu’elle s’accorde avec la bonté infinie de Dieu. Ils ne comprennent pas que cette bonté soit compatible avec un enfer de cent fois cent mille millions d’années. Tant de siècles de souffrances leur paraissent une cruauté horrible. Mais comme de cette cruauté on ne parviendra jamais jusqu’à la bonté infinie par le retranchement de mille siècles, et puis encore de mille, etc. pendant que l’on laissera de reste quelques années de tourment[2], il faudra dire, si l’on veut éviter les inconséquences, que sous un Dieu infiniment bon, il ne peut point y avoir d’enfer. Cela prouve trop ; On ne comprend point après cette thèse, qu’il puisse y avoir des maladies et des chagrins parmi les hommes. Vous posez donc des principes d’où s’ensuit la fausseté, et même l’impossibilité de ce qui existe très-certainement, et dont on ne fait que de trop fâcheuses expériences. Direz-vous que sous les meilleurs monarques il y a et des cachots, et des tortures, et des gibets, et des bourreaux, qui font souvent des exécutions ? On vous répondra qu’aucune de toutes ces choses n’aurait lieu, si ces monarques avaient la force d’inspirer à tout le monde une ferme résolution de se comporter comme il faut. Quel moyen de se tirer de ce labyrinthe, si Dieu dispose de la ma-

  1. Ce sont ceux qui pressent avec le plus de rigueur le sens littéral de saint Paul sur le dogme de la prédestination absolue, et de la nécessité de la grâce, et de la vertu du franc-arbitre.
  2. Voyez-en les preuves ci-dessus, remarqu. (E), paragraphe III.