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ORIGÈNE.

dis-je, ils lui épargneraient de tout leur cœur cette peine, et le guériraient par les liqueurs les plus savoureuses du monde, s’ils le pouvaient. Il n’est pas besoin d’être père pour sentir telles dispositions dans son âme. Il n’y a ni médecin ni apothicaire qui ne fasse des excuses de ce que les remèdes sont amers, et qui ne proteste que s’il était possible de leur donner le goût de la sauce la plus excellente que les meilleurs cuisiniers sachent faire, on n’y épargnerait point son industrie, mais qu’une nécessité que tout l’art humain ne peut surmonter, oblige à faire prendre des médecines désagréables. Il est sûr que ce langage est sincère, lors même que l’on s’en sert auprès d’un malade que l’on n’avait jamais vu. Demandez à un chirurgien qui remet le bras à une personne inconnue ; si vous pouviez faire cette opération sans causer aucune douleur, ne la feriez-vous pas de cette manière ? Il vous répondra que cette question est inutile, et qu’on doit tenir pour indubitable qu’un homme de sa profession qui saurait panser une plaie en deux manières également bonnes, mais l’une douloureuse, l’autre agréable et qui préférerait celle-là à celle-ci, serait un monstre de cruauté, un tigre, un cannibale qu’il faudrait faire expirer incessamment sur une roue[1]. Les maîtres d’écoles pour l’ordinaire n’ont pas l’esprit bien tourné ; cependant je doute qu’il y en ait d’une pédanterie assez sauvage, pour aimer mieux employer le fouet que les caresses, lors même qu’ils seraient certains que la douceur et la complaisance feraient faire autant de profit à leurs disciples que les châtimens. Ne donne-t-on pas des friandises à de petits écoliers pour vaincre leur répugnance[2] ? Recourir aux gronderies et à la férule sans nécessité, je veux dire sans que cela soit plus profitable que les caresses et les présens, c’est être brutal.

On pourrait amplifier à perte de vue cette induction, et de là naîtrait une conséquence qui décontenancerait un origéniste ; car on en pourrait conclure que les idées de l’expérience et les idées métaphysiques s’accordent à nous montrer que faire du mal à quelqu’un, lors même que ce n’est que pour peu de temps, et pour en tirer un grand bien, est une chose incompatible avec la bonté, à moins qu’il ne soit impossible de trouver un chemin droit par où l’on puisse mener ce quelqu’un de bien en bien constamment et invariablement. On a donc beau dire que les peines des damnés ayant duré un certain temps, qui sera fort court en comparaison de l’éternité, seront suivies d’un bonheur qui ne finira jamais ; cela ne laisse pas de paraître d’autant plus incompatible avec la bonté de Dieu, que c’est une bonté infinie et souverainement parfaite, qui ne peut souffrir la moindre diminution, ni la moindre interruption sans cesser d’être parfaite. Souvenons-nous de la doctrine des scolastiques sur la nature des premières qualités. La chaleur in summo gradu[3], ou ut octo, comme ils s’expriment, n’est plus une qualité première, simple, et dans la perfection, dès qu’elle est mêlée avec le plus petit degré de froid qui puisse exister. Elle passe dès lors dans la nature des secondes qualités, ou des qualités composées : les essences consistent in indivisibili, dans un point indivisible ; pour peu que vous en ôtiez, vous les détruisez entièrement. Il leur faut tout ou rien, et ainsi, quelque mince que puisse être le mélange de la qualité malfaisante avec bonté, cette bonté perd l’essence de la bonté parfaite ; elle change d’espèce, et se trouve appartenir à l’espèce des qualités imparfaites. Je mets en note l’axiome philosophique qui prouve cela[4]. Il faut donc que si les origénistes se veulent tirer d’affaire, ils ajoutent une nouvelle hérésie aux précédentes ; il faut qu’ils soutiennent qu’il a été impossible à Dieu de conduire les créatures libres à un bonheur éternel, sans qu’au préalable elles souffrissent les misères de cette vie, et puis pour un

  1. Conférez ce que je cite de Sénèque, dans l’article Callistrate, tom. IV, pag. 325, citations (7) et (8).
  2. Ut pueris olim dant crustula blandi
    Doctores, elementa velint ut discere prima.

    Horat. sat. I, lib. I.

  3. Conférez ce que dessus, num. (55).
  4. Bonum ex integrâ causâ, malum ex quocunque defectu.