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PAULICIENS

malorum acerbitate constitit. Itaque propter exiguum compendium sublatorum malorum maximo, et vero, et proprio nobis bono careremus. Constat igitur, omnia propter hominem proposita, tàm mala, quàm etiam bona[1].

On ne pouvait pas rapporter de meilleure foi toute la force de l’objection ; Épicure lui-même ne l’aurait pas proposée avec plus de netteté, ni avec plus de vigueur. Voyez la note[2]. Mais la réponse de Lactance est pitoyable ; elle est non-seulement faible, mais pleine d’erreurs, et peut-être même d’hérésies. Elle suppose qu’il a fallu que Dieu produisît le mal, parce qu’autrement il n’aurait pas pu nous communiquer, ni la sagesse, ni la vertu, ni le sentiment du bien. Peut-on rien voir de plus monstrueux que cette doctrine ? Ne renverse-t-elle pas ce que nous disent les théologiens sur le bonheur du paradis, et sur l’état d’innocence ? Ils nous disent qu’Adam et Ève, dans ce bienheureux état, sentaient sans aucun mélange d’incommodité toutes les douceurs que leur présentait le jardin d’Éden, séjour délicieux et plein de charmes, où Dieu les avait placés. On ajoute que s’ils n’eussent pas péché, eux et tous leurs descendans eussent joui de ce bonheur, sans être sujets, ni aux maladies, ni aux chagrins, et sans que jamais les élémens ni les animaux leur eussent été contraires. Ce fut leur péché qui les exposa au froid et au chaud, à la faim et à la soif, à la douleur et à la tristesse, et aux maux que certaines bêtes nous font. Bien loin donc que la vertu et la sagesse ne puissent convenir à l’homme sans le mal physique, comme l’assure Lactance, il faut soutenir au contraire que l’homme n’a été sujet à ce mal, que parce qu’il avait renoncé à la vertu et à la sagesse. Si la doctrine de Lactance était bonne, il faudrait supposer nécessairement que les bons anges sont sujets à mille incommodités, et que les âmes des bienheureux passent alternativement de la joie à la tristesse : de sorte que dans le séjour de la gloire, et au sein de la vision béatifique, on ne serait pas à couvert de l’adversité. Rien n’est plus contraire que cela au sentiment unanime des théologiens, et à la droite raison. Il est même vrai qu’en bonne philosophie, il n’est point du tout nécessaire que notre âme ait senti du mal, afin de goûter le bien, ou qu’elle passe successivement du plaisir à la douleur, et de la douleur au plaisir, afin qu’elle puisse discerner que la douleur est un mal, et que le plaisir est un bien. Et ainsi Lactance ne choque pas moins les lumières naturelles, que les lumières théologiques. Nous savons, par l’expérience, que notre âme ne peut pas sentir tout à la fois le plaisir et la douleur : il faut donc nécessairement, que pour la première fois elle ait senti, ou la douleur avant le plaisir, ou le plaisir avant la douleur. Si son premier sentiment a été celui du plaisir, elle a trouvé que cet état était commode, quoiqu’elle ignorât la douleur ; et si son premier sentiment a été celui de la douleur, elle a trouvé que cet état était incommode, encore qu’elle ignorât le plaisir. Supposez que son premier sentiment ait duré plusieurs années de suite sans aucune interruption, vous comprendrez que pendant tout ce temps-là, elle s’est trouvée ou dans un état commode, ou dans un état incommode. Et ne m’alléguez point l’expérience : ne me dites pas qu’un plaisir qui dure long-temps devient insipide, et que la douleur à la longue devient supportable ; car je vous répondrai que cela procède du changement de l’organe, qui fait qu’encore que ce sentiment continué soit le même quant à l’espèce, il ne l’est pas quant au degré. Si d’abord vous avez eu un sentiment de six degrés, il n’en aura plus six au bout de deux heures, ou au bout d’un an ; mais seulement, ou un degré, ou un quart de degré. C’est ainsi que la coutume émousse la pointe de nos sentimens ; leurs degrés répondent à l’ébranlement des parties du cerveau ; cet ébranlement s’affaiblit par les fréquentes répétitions, et de là vient que les degrés du sentiment diminuent. Mais si la douleur et la joie nous étaient

  1. Lactant., de Irâ Dei, cap. XIII, pag. m. 548.
  2. Notez que cette objection d’Épicure ne regarde pas le mal moral : elle serait encore plus embarrassante si elle le regardait.