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PAULICIENS

communiquées selon le même degré cent ans de suite, nous serions aussi malheureux, ou aussi heureux la centième année que le premier jour. Ce qui prouve manifestement que la créature peut être heureuse par le bien continué, ou malheureuse par le mal continué, et que l’alternative dont parle Lactance est une mauvaise solution. Elle n’est fondée, ni sur la nature du bien et du mal, ni sur celle du sujet qui les reçoit, ni sur celle de la cause qui les produit. Le plaisir et la douleur ne sont pas moins propres à être communiqués le deuxième moment que le premier, et le troisième moment que le second, et ainsi de tous les autres. Notre âme en est aussi susceptible après les avoir sentis un moment, qu’avant que de les sentir ; et Dieu, qui les donne, n’est pas moins capable de les produire la deuxième fois que la première. Voilà ce que nous apprennent les idées naturelles que nous avons de ces objets. La théologie chrétienne confirme cela invinciblement, puisqu’elle nous dit que les tourmens des damnés seront éternels et continus, aussi vifs au bout de cent mille ans que le premier jour ; et qu’au contraire les plaisirs du paradis dureront éternellement et continûment, sans que jamais leur vivacité se ralentisse. Je voudrais bien savoir si, en supposant une chose très-aisée, savoir qu’il y eût deux soleils au monde, dont l’un se levât lorsque l’autre se coucherait, il ne faudrait pas conclure que les ténèbres seraient inconnues au genre humain. Selon la belle philosophie de Lactance, il faudrait aussi conclure que l’homme ne connaîtrait pas la lumière, il ne saurait pas qu’il est jour, qu’il voit les objets, etc. Voyez la note[1].

Ce que je viens de dire prouve invinciblement, ce me semble, que l’on ne gagnerait rien contre nos pauliciens, si on leur représentait que Dieu n’a mêlé les biens et les maux, qu’à cause qu’il a prévu que le bien tout pur nous paraîtrait fade dans peu de temps. Ils répondraient que cette propriété n’est point contenue dans l’idée que l’on a du bien, et qu’elle est directement opposée à la doctrine ordinaire sur le bonheur du paradis. Et pour ce qui est de l’expérience qui ne nous apprend que trop, 1°., que les joies de cette vie ne sont sensibles qu’à proportion qu’elles nous délivrent d’un état fâcheux ; 2°., qu’elles traînent après soi le dégoût, pour peu qu’elles durent : ils soutiendraient que ce phénomène est inexplicable, si l’on ne recourt à leur hypothèse des deux principes. Car si nous ne dépendons, diront-ils, que d’une cause toute-puissante, infiniment bonne, infiniment libre, et qui dispose universellement de tous les êtres selon le bon plaisir de sa volonté, nous ne devons sentir aucun mal : tous nos biens doivent être purs, nous n’y devons jamais trouver le moindre dégoût. L’auteur de notre être, s’il est infiniment bienfaisant, se doit faire un plaisir continuel de nous rendre heureux, et de prévenir tout ce qui pourrait troubler ou diminuer notre joie. C’est un caractère essentiellement contenu dans l’idée de la souveraine bonté. Les fibres de notre cerveau ne peuvent pas être cause que Dieu affaiblisse nos plaisirs ; car selon vous il est l’auteur unique de la matière, il est tout-puissant, rien n’empêche qu’il n’agisse selon toute l’étendue de sa bonté infinie : il n’a qu’à vouloir que nos plaisirs ne dépendent pas des fibres de notre cerveau ; et s’il veut qu’ils en dépendent, il peut conserver éternellement ces fibres dans le même état : il n’a qu’à vouloir, ou qu’elles ne s’usent pas, ou que le dommage qu’elles souffrent soit réparé promptement. Vous ne pouvez donc expliquer nos expériences que par l’hypothèse des deux principes. Si nous sentons du plaisir, c’est le bon principe qui nous le donne ; mais si nous ne le sentons pas tout pur, et si nous en sommes bientôt dégoûtés, c’est parce que le mauvais principe traverse le bon. Celui-ci lui rend la pareille ; il fait en sorte que la douleur soit moins sensible par l’accoutumance, et qu’il nous reste toujours quelque ressource dans les plus grands maux. Cela et le bon usage qu’on fait souvent de l’adversité, et le mauvais usage

  1. Je citerai ci-dessous, dans la remarque (G), un passage de Plutarque, que l’on peut appliquer contre les réponses de Lactance.