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SUR LES PYRRHONIENS.

du pyrrhonisme ; car ce sont des gens qui font profession de n’admettre aucun signe certain de distinction entre le vrai et le faux : de sorte que si par hasard la vérité se montrait à eux, ils ne pourraient jamais s’assurer que ce fût la vérité. Ils ne se contentent pas de combattre le témoignage des sens, les maximes de la morale, les règles de la logique, les axiomes de la métaphysique ; ils tâchent aussi de renverser les démonstrations des géomètres et tout ce que les mathématiciens peuvent produire de plus évident. S’ils s’arrêtaient aux dix moyens de l’époque, et s’ils se bornaient à les employer contre la physique, on pourrait encore négocier avec eux ; mais ils vont beaucoup plus loin, ils ont une sorte d’armes qu’ils nomment le dialelle [1], et qu’ils empoignent au premier besoin : après cela, l’on ne saurait faire ferme contre eux sur quoi que ce soit. C’est un labyrinthe où aucun fil d’Ariadne ne peut donner nul secours. Ils se perdent eux-mêmes dans leurs propres subtilités, et ils en sont ravis, vu que cela sert à montrer plus nettement l’universalité de leur hypothèse que tout est incertain, de quoi ils n’exceptent pas même les argumens qui attaquent l’incertitude. On va si loin par leur méthode, que ceux qui en ont bien pénétré les conséquences sont contraints de dire qu’ils ne savent s’il existe quelque chose [2].

Les théologiens ne doivent point avoir honte de confesser qu’ils ne peuvent point entrer en lice avec de tels disputeurs, et qu’ils ne veulent point exposer à un pareil choc les vérités évangéliques. La nacelle de Jésus-Christ n’est point faite pour voguer sur cette mer orageuse, mais pour se tenir à l’abri de cette tempête au port de la foi. Il a plu au Père, au Fils, et au Saint-Esprit, doivent dire les chrétiens, de nous conduire par le chemin de la foi, et non pas par le chemin de la science ou de la dispute. Ils sont nos docteurs et nos directeurs, nous ne saurions nous égarer sous de tels guides ; et la raison même nous ordonne de les préférer à sa direction.

Mais n’est-il pas bien scandaleux, me dira-t-on, que vous ayez rapporté sans le réfuter l’aveu que fit un abbé, que le pyrrhonisme trouve dans les dogmes des chrétiens plusieurs argumens qui le rendent plus formidable qu’il ne l’était ? Je réponds que cela ne peut donner du scandale qu’à des personnes qui n’ont pas assez examiné le caractère du christianisme. Ce serait une pensée bien fausse que de s’imaginer que Jésus-Christ a eu quelque sorte de dessein de favoriser ou directement ou indirectement une partie des sectes des philosophes dans les disputes qu’elle avait avec les autres. Son dessein a été plutôt de confondre toute la philosophie, et d’en faire voir la vanité. Il a voulu que son Évangile choquât, non-seulement la religion des païens, mais aus-

  1. Voyez Sextus Empiricus, Pyrrhon. Hypotyp., lib. I, cap. XV ; et lib. II, cap. IV.
  2. Voyez ce que Sextus Empiricus, adv. Math., lib. VII, rapporte de Gorgias Léontin ; et ci-dessus, rem. (E) de l’article Zénon d’Élée, pag. 36.