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ABRAHAM.

étrange que le chef ne se fût corrompu que dans le pays où il se réfugia. Mais il pourrait bien être que le culte des idoles, dont Abraham avait guéri Tharé avant qu’ils sortissent de leur pays, ressuscita dans l’âme du bon vieillard ; car, en ces temps d’ignorance, il n’était pas donné à beaucoup de gens de maîtriser pour toujours le penchant naturel à l’idolâtrie. On croit même que Nachor, le troisième fils de Tharé, ne fut jamais bien converti, et qu’il se retira néanmoins de sa patrie, afin d’aller joindre son père à Charan[1]. Ce pourrait bien être lui qui retraça dans l’âme de ce vieillard le culte idolâtre qu’Abraham en avait ôté. Il est certain que Laban, petit-fils de ce Nachor, servait les idoles. Quelques pères de l’Église ont cru que Tharé n’a été fidèle ni pendant sa vie, ni à l’article de la mort. Voyez les homélies XXXI et XXXVII de saint Chrysostome. Comment le prouveraient-ils ? et comment leur prouverait-on le contraire ? Il y a sur l’histoire d’Abraham cent embarras où, ni ceux qui soutiennent le pour, ni ceux qui soutiennent le contre, ne manquent point de raisons. Mais le pauvre père Bolduc, qui a cru que ce patriarche érigea des monastères à Charan, et qu’il n’amena avec lui dans la Palestine que les moines les plus novices[2], n’est point de ceux qui peuvent alléguer quelque raison.

(D) Combien de sciences. ] Il savait, dit-on, l’astronomie. C’est ce que Bérose en disait, sans le nommer, si nous en croyons Josephe[3]. On veut aussi qu’il ait enseigné l’arithmétique et l’astronomie aux Égyptiens. Josephe l’assure[4], et Nicolas de Damas le confirmerait s’il disait qu’Abraham enseigna la géométrie et l’arithmétique aux Égyptiens ; mais il ne le dit pas. M. Heidegger, à la page 144 de son tome II, cite le livre IV des Histoires de Nicolas de Damas, comme si l’on y trouvait cela ; mais c’est avoir pris les paroles de Josephe pour celles de ce Nicolas, dans le chapitre XVI du livre IX de la Préparation évangélique d’Eusèbe. Ce patriarche communiqua aux Phéniciens et aux Égyptiens l’astronomie, à ce que disent Eupolème et Artapan[5] ; mais, après tout, ce ne sont point articles de foi. Les auteurs qui lui attribuent ces choses affaiblissent le poids de leur témoignage par les faussetés qu’ils y mêlent. L’un dit qu’Abraham a régné à Damas[6] ; un autre dit qu’il séjourna vingt ans en Égypte avec toute sa famille auprès du roi Pharéthon [7] ; un autre lui fait l’injustice de penser qu’un des motifs de son voyage d’Égypte fut le désir de connaître les dogmes des Égyptiens touchant la Divinité, afin de les suivre, s’ils étaient meilleurs que les siens, ou de désabuser ces gens-là, s’ils avaient une croyance erronée[8]. Quelques modernes ne croient pas qu’il ait enseigné les mathématiques aux Égyptiens [9]. La raison qu’ils en donnent me paraît fausse : c’est, disent-ils, que la détention de Sara auprès du roi d’Égypte donnait tant de martel en tête à Abraham, qu’il n’était guère en état de donner leçon sur des sciences aussi abstraites que celles-là, qui, tout comme la poésie, demandent le repos et la liberté d’esprit :

Carmina secessum scribentis et otia quærunt.


Mais il fallait prendre garde que Josephe a fort bien distingué les temps : il dit que ce fut après la liberté de Sara qu’Abraham eut des conférences avec les savans d’Égypte, et lorsqu’il avait le cœur content, tant à cause que Pharao l’avait comblé de bienfaits, qu’à cause qu’il était persuadé que sa femme lui était revenue sans avoir souffert aucune atteinte à son honneur.

(E) Et combien de livres. ] Il y a un livre de la création qui lui est attribué depuis long-temps[10]. Il en est fait mention dans le Thalmud[11] : le rabbin Chanina, et le rabbin Hoschaia

  1. Voyez saint Augustin, là même.
  2. Voyez Heid., Hist. Patriarch., tom. II, pag. 88.
  3. Joseph. Antiq., libr. I, cap. VII.
  4. Idem, ibidem, cap. VIII.
  5. Apud Alex. Polyhist. citatum ab Eusebio, Præp., lib. IX, cap. XVII et XVIII.
  6. Nicol Damasc. apud Joseph. Antiq., lib. I, cap. VII. Justin le dit aussi, liv. XXXVI, chap. II.
  7. Artapan, apud Euseb. Præp., libr. IX, cap. XVIII.
  8. Joseph. Antiq., libr. I, cap. XIII.
  9. Voyez Salian, tom. I, pag. 414.
  10. Voyez la remarque (A) de l’article Akiba.
  11. Voyez Heidegger, Hist. Patriarch., tom. II, pag. 143.