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ABARIS.

ne me dédirai pas de ce que j’avance concernant l’utilité de cette baguette. Entre les mains d’un aussi grand voyageur qu’Abaris, elle eût porté la réformation des mœurs par tout le monde, beaucoup plus efficacement que ne l’ont pu faire tout ce qu’il y a jamais eu de missionnaires et de prédicateurs. Car, si un tel homme revenait au monde, la jalousie, ce fléau de tant de maris, en serait bientôt chassée. Les Italiens et les peuples orientaux n’auraient que faire de donner des geôliers à leurs femmes, ou d’être eux-mêmes leurs propres Argus. Chacun s’en fierait à leur bonne foi : on n’aurait qu’à les recommander à la baguette. Et non-seulement les hommes se délivreraient d’un soin pénible[1] et qui ne sert quelquefois qu’à hâter leur infortune ; mais ils se verraient eux-mêmes dans la nécessité de garder la foi conjugale, lorsqu’ils auraient besoin de cette réputation. La tenue des grands jours jetterait moins de terreur dans l’âme des criminels que l’arrivée d’un Abaris. Le plus grand nombre des crimes, les péchés les plus dangereux, savoir, ceux qui se commettent dans l’espérance que le public n’en saura rien, cesseraient entièrement au souvenir de la baguette ; et ce serait alors que l’on pourrait dire :

Tutus bos etenim prata perambulat,
Nutrit rura Ceres, almaque Faustitas.
.........................
Culpari metuit Fides,
Nullis polluitur casta domus stupris.
.........................
Laudantur simili prole puerperæ.
Culpam pœna premit comes.[2].

J’avoue qu’il est difficile de comprendre que le démon, l’ennemi juré du genre humain, ait choisi de telles lois d’engagement avec l’homme ; et c’est à quoi ne prennent pas assez garde ceux qui ne sauraient souffrir, ni qu’on révoque en doute les vertus de la baguette, ni qu’on les explique mécaniquement.

(I) Le règne de cette baguette a été fort court. ] À peine a-t-il duré dans Paris autant de temps qu’il en a fallu pour composer et pour imprimer un article de ce Dictionnaire. M. le prince de Condé, dont les lumières ne peuvent être que fatales aux imposteurs et aux crédules, vu l’éducation d’où il les a prises, a renversé tous les trophées des partisans de Jacques Aymar. Ce pauvre homme a échoué d’une manière si pitoyable dans les essais qu’on a voulu faire de ses forces à l’hôtel de Condé, qu’il y a perdu toute sa réputation[3]. Le public a su comment les choses s’y étaient passées : il n’y a plus de lieu à chicaner sur l’incertitude ; puisque c’est par l’ordre de ce grand prince que le monde a été informé de ce détail. Aussi ne se retranche-t-on point dans cet asile ; on tâche seulement de donner quelque raison de ces infortunes de la baguette, comme je le dirai ci-dessous. Ceux qui ont dit que les fauteurs de ces devins avaient mal choisi leur temps, et que ce n’est pas dans un siècle aussi philosophe que celui-ci qu’il faut produire ces gens-là, ont eu, à certains égards, quelque sorte de raison ; mais, tout bien compté, ils ne raisonnaient pas juste. Il y a plus de particuliers présentement qu’autrefois qui sont capables de résister au torrent et de combattre les illusions, je l’avoue ; mais, à cela près, je vous réponds que notre siècle est aussi dupe que les autres : et, après ce que nous avons vu au sujet d’une explication de l’Apocalypse, qu’on ne nous vienne plus dire, le monde n’est plus grue. Il l’est autant que jamais ; toutes les impostures qui flattent ses passions lui plaisent ; il n’a point de honte d’être convaincu qu’on l’avait trompé ; il n’en respecte pas moins le trompeur ; il n’en crie pas moins contre la foi de ceux qui n’ont pas été trompés. Voici ce qu’un de nos nouvellistes[4] vient de nous apprendre en confirmation de cela : « Les témoignages d’un grand prince et la lettre d’un des premiers magistrats du Châtelet sont de si fortes preuves contre Jacques Aymar, qu’aucun de ceux qui ajoutent foi aux effets prétendus de la baguette n’a osé les contredire. Mais ce qui fait voir le ridicule des esprits cré-

  1. Pœnæque graves in cœlibe vitâ,
    Et gravior cautis custodia vana maritis.
    Ausonii idyll. XV.

  2. Horatii Od. V., lib. IV.
  3. Voyez Lettres Historiques, et le Mercure Politique du mois de mai 1693.
  4. Mercure Historique du mois de mai 1693, pag. 565.