Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/75

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l’épaule de son malheureux aîné, et les yeux enfiévrés se détournèrent, et le corps obéit, et retomba sur le banc, comme un sac de froment, dont la toile s’élargit quand il touche terre.

Les hommes soupèrent rapidement. Vers la fin du repas, Toussaint Lumineau, dont l’esprit s’était remis à penser aux paroles d’André, voulut prendre à témoin celui de ses enfants qui n’avait jamais varié dans l’amour exclusif de la Fromentière, et dit :

— Croirais-tu, Mathurin, que ce Driot déraisonnait, ce soir ? Il prétend que la vigne a fait son temps chez nous ; qu’elle pousse mieux ailleurs. Mais quand on plante une vigne, on sait bien qu’elle doit mourir un jour, n’est-ce pas ?

— Beaucoup sont mortes avant la nôtre, fit rudement l’infirme. Nous ne sommes pas plus malheureux que les voisins.

— C’est justement ce que je dis, répondit André. — Et il releva la tête, et on vit ses yeux qu’animait la contradiction et ses moustaches fines qui remuaient quand il parlait. — Ce n’est pas seulement notre vigne qui est usée, c’est la terre, la nôtre, celle des voisins, celle du pays, aussi loin et plus loin que vous n’avez jamais été. Il faudrait des terres neuves, pour faire de la belle culture.

— Des terres neuves, dit le père, je n’en ai jamais connu par ici. Elles ont toutes servi.

— Il y en a pourtant, et dans bien des contrées…

Il hésita, un instant, et énuméra pêle-mêle :

— … En Amérique, au Cap, en Australie, dans les îles, chez les Anglais. Tout pousse dans ces pays-là. La terre a plaisir à donner, tandis que les nôtres…

— N’en dis pas de mal, Driot : Elles valent les meilleures !

— Usées, trop chères !

— Trop chères, oui, un peu. Mais donne-leur de l’engrais, et tu verras !

— Donnez-leur-en donc ! Vous n’avez pas de quoi en acheter !

— Qu’il vienne seulement une bonne année, pas trop sèche, pas trop mouillée, et nous serons riches !