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Page:Bazin - La Terre qui meurt.djvu/16

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qui avaient changé, ni les nobles ni les paysans n’ignoraient que l’aïeul, un géant surnommé Brin-d’Amour, avait conduit jadis dans sa yole [1], à travers les marais de Vendée, les généraux de l’insurrection, et fait des coups d’éclat, et reçu un sabre d’honneur, qu’à présent la rouille rongeait, derrière une armoire de la ferme. Sa famille était une des plus profondément enracinées dans le pays. Il cousinait avec trente fermes, répandues dans le territoire qui s’étend de Saint-Gilles à l’île de Bouin et qui forme le Marais. Ni lui, ni personne n’aurait pu dire à quelle époque ses pères avaient commencé à cultiver les champs de la Fromentière. On était là sur parole, depuis des siècles, marquis d’un côté, Lumineau de l’autre, liés par l’habitude, comprenant la campagne et l’aimant de la même façon, buvant ensemble le vin du terroir quand on se rencontrait, n’ayant ni les uns ni les autres, la pensée qu’on pût quitter les deux maisons voisines, le château et la ferme, qui portaient le même nom. Et certes, l’étonnement avait été grand, lorsque le dernier marquis, M. Henri, un homme de quarante ans, plus chasseur, plus buveur, plus rustre qu’aucun de ses ancêtres, avait dit à Toussaint Lumineau, voilà huit ans, un matin

  1. Petit canot très léger, à rames ou à voiles, à faible tirant d'eau.