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LES DEUX AMIS, ACTE II, SCÈNE X.

MÉLAC PÈRE, à part.

Comment faire maintenant pour partir ?

AURELLY.

Moi, par exemple, je me cite parce qu’il en est question, je fais battre journellement deux cents métiers dans Lyon. Le triple de bras est nécessaire aux apprêts de mes soies. Mes plantations de mûriers et mes vers en occupent autant. Mes envois se détaillent chez tous les marchands du royaume. Tout cela vit, tout cela gagne ; et l’industrie portant le prix des matières au centuple, il n’y a pas une de ces créatures, à commencer par moi, qui ne rende gaiement à l’État un tribut proportionné au gain que son émulation lui procure.

SAINT-ALBAN.

Jamais il ne perdra cette belle chaleur.

AURELLY.

Et tout l’or que la guerre disperse, messieurs, qui le fait rentrer à la paix ? Qui osera disputer au commerce l’honneur de rendre à l’État épuisé le nerf et les richesses qu’il n’a plus ? Tous les citoyens sentent l’importance de cette tâche : le négociant seul la remplit. Au moment où le guerrier se repose, le négociant a le bonheur d’être à son tour l'homme de la patrie.

SAINT-ALBAN.

Vous avez raison.

AURELLY.

Mais laissons cette conversation, monsieur : qui vous ramène sitôt en ville ?

SAINT-ALBAN.

Probablement le même objet qui faisait partir monsieur de Mélac. Ma compagnie me rappelle ; elle me charge… Vous permettez que nous traitions devant vous…

AURELLY.

Vous vous moquez ! Pour peu que…

SAINT-ALBAN.

Il n’y a point de mystère. L’objet de ma mission est de rassembler tous les fonds de cette province épars dans les caisses de nos divers receveurs, et de les faire passer sur-le-champ à Paris.

MÉLAC PÈRE, à part.

Qu’entends-je ?

AURELLY.

Ce n’est pas l’affaire d’un moment.

SAINT-ALBAN.

J’avais d’abord cru l’opération plus pénible : mais j’ai appris, dans ma tournée, que j’avais des grâces à rendre à l’exactitude de monsieur de Mélac : il m’a sauvé les trois quarts de l’ouvrage.

MÉLAC PÈRE, interdit.

Monsieur…

AURELLY.

Ah ! vous pouvez vous flatter, messieurs, que vous n’avez pas beaucoup de receveurs de cette fidélité : il est exact et toujours prêt. Il ne fait pas travailler vos fonds, lui !

SAINT-ALBAN.

Nous estimons trop monsieur de Mélac pour lui faire un mérite d’une chose aussi simple. Commençons donc par envoyer cet argent si désiré. Alors, dégagé de tous soins, je pourrai jouir du plaisir de philosopher quelques jours avec vous.

(Mélac père paraît plongé dans une profonde rêverie. Saint-Alban continue à Aurelly.)

À propos, monsieur, vous ne me dites rien de mademoiselle votre nièce, la plus aimable…

AURELLY.

Monsieur, il lui est arrivé un grand malheur.

SAINT-ALBAN.

Un malheur !

AURELLY.

Oui, monsieur. Elle avait arrangé pour ce soir le plus beau, le plus brillant concert…

SAINT-ALBAN.

Qui peut avoir renversé ce charmant projet ?

AURELLY.

Faut-il le demander ? notre philosophe. Il nous a remontré qu’en ce temps de crise, mille gens étaient peut-être au désespoir sur les payements, et que ce ton de fête… Voyez son air consterné dès qu’on en parle.

MÉLAC PÈRE, revenant à lui.

Je… je rêvais aux diverses sommes qui m’ont été remises.

SAINT-ALBAN.

J’ai l’état ici. Environ cinq cent mille francs. Voulez-vous que nous passions dans votre cabinet ?

MÉLAC PÈRE, embarrassé.

Si vous vous reposiez quelques jours ?

AURELLY.

Eh ! mais, tu pars ?

MÉLAC PÈRE, plus troublé.

Je différerais…

SAINT-ALBAN.

Ah ! bon Dieu, me reposer ! il y a cinq nuits que je n’arrête point : et ce n’est qu’après m’être bien assuré que tous les fonds de la province étaient en vos mains, que j’ai repris ma route pour cette ville.

MÉLAC PÈRE, à part.

Tout est perdu !

SAINT-ALBAN, d’un ton dégagé.

Je suis d’une paresse… l’ennemi juré du travail. J’ai toutes les peines du monde à m’arracher à l’inaction pour m’occuper d’affaires ; mais aussi, quand je suis lancé, je ne m’arrête plus que tout ne soit terminé. Il est assez plaisant que cette impatience d’être oisif me tienne lieu du mérite contraire aux yeux de ma compagnie.

AURELLY.

Moi, je vous conseille de vous enfermer avant le dîner ; la diligence part cette nuit, vous pourrez y placer le caisson.