Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/429

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

l’état où je suis, où voulez-vous que j’aille ? — « Votre tête se trouble à l’excès, monsieur de Beaumarchais ; évitez un mal présent, et songez que vous ne rencontrerez peut-être pas deux fois en votre vie l’occasion de placer des réflexions si douloureuses pour l’humanité ; vous ne serez peut-être jamais indignement outragé par un homme plus puissant que vous ; vous ne courrez peut-être jamais une seconde fois le risque d’aller en prison pour avoir été, contre un fou, prudent, ferme et raisonnable ; ou si un pareil malheur vous arrivait en France, un homme au milieu de sa patrie a mille moyens de faire valoir son droit qui lui manquent ailleurs. On traite moins bien un étranger sans appui qu’un citoyen domicilié, qu’un père de famille, comme vous l’êtes, au milieu de tous ses parents. » — Eh ! monsieur, que diront les miens ? que penseront en France mes augustes protectrices, qui, m’a vaut vu constamment persécuté autour d’elles, ont pu juger au moins que je ne méritais pas le mal qu’on disait de moi ? Elles croiront que mon honnêteté n’était qu’un masque tombé à la première occasion que j’ai cru trouver de mal faire impunément. — « Allez, monsieur ; j’écrirai en France, et l’on m’en croira sur ma parole. » — Et ma sœur, monsieur ! ma malheureuse sœur ! ma sœur qui n’est pas plus coupable que moi ! — « Songez à vous, l’on pourvoira au reste. » Ah ! dieux ! dieux ! ce serait là le fruit de mon voyage en Espagne ! Mais partez, partez, était le mot dont M. d’Ossun ne sortait plus. Si j’avais besoin d’argent, il m’en offrait avec toute la générosité de son caractère. » Monsieur, j’en ai : mille louis dans ma bourse, et deux cent mille francs dans mon portefeuille me donneront le moyen de poursuivre un si sanglant outrage. — « Non, monsieur, je n’y consens pas ; vous m’êtes recommandé ; partez, je vous en prie, je vous le « lconseille ; et j’irai plus loin même s’il le faut. »

— Je ne vous entends plus, monsieur ; pardon, je ne vous entends plus. » Et, dans le trouble où j’étais, je courus m’enfoncer dans les allées sombres du parc d’Aranjuez. J’y passai la nuit dans une agitation inexprimable.

Le lendemain matin, bien raffermi, bien obstiné, bien résolu de périr ou d’être vengé, je vais au lever de M. de Grimaldi, ministre d’État. J’attendais dans son salon, lorsque j’entendis prononcer plusieurs fois le nom de M. Whal. Cet homme respectable, qui n’avait quitté le ministère que pour mettre un intervalle de repos entre la vie et la mort, était logé dans la maison de M. de Grimaldi. Je l’apprends, et sur-le-champ je me fais annoncer chez lui, comme un étranger qui a les choses les plus importantes à lui communiquer. Il me fait entrer, et la plus noble figure rassurant mon cœur agité : « Monsieur, lui dis-je, je n’ai point d’autre titre à vos bienfaits que celui d’être Français et outragé : vous êtes né vous-même en France, où vous eûtes du service ; depuis vous avez passé dans ce pays par tous les grades de l’illustration militaire et politique ; mais tous ces titres me donnent moins la confiance de recourir à vous, que la véritable grandeur avec laquelle vous avez remis volontairement au roi le dangereux ministère des Indes, dont vous êtes sorti les mains pures, lorsqu’un autre eût pu y entasser des milliards. Avec l’estime de la nation, vous êtes resté l’ami du roi : c’est le nom dont il vous honore sans cesse. Eh bien ! monsieur, il vous reste une belle action à faire, elle est digne de vous ; et c’est un Français au désespoir qui compte sur le secours d’un homme aussi vertueux.

« — Vous êtes Français, monsieur, me dit-il : c’est un beau titre auprès de moi ; j’ai toujours chéri la France, et voudrais pouvoir reconnaître en vous tous les bons traitements que j’y ai reçus. Mais vous tremblez, votre âme est hors d’elle : asseyez-vous et dites-moi vos peines ; elles sont affreuses, sans doute, si elles égalent le trouble où je vous vois. » Il défend à l’instant sa porte ; et moi, dans un état inexprimable de crainte et d’espérance, je lui demande la permission de lire le journal exact de ma conduite depuis le jour de mon arrivée à Madrid : « Vous y suivrez mieux, monsieur, le fil des événements, que dans une narration désordonnée que j’entreprendrais vainement de vous faire. »

Je lus mon mémoire. M. Whal me calmait de temps en temps, en me recommandant de lire moins vite pour qu’il m’entendit mieux, et m’assurent qu’il prenait le plus vif intérêt à ma narration. À mesure que les événements passaient, je lui mettais à la main les écrits, les lettres, toutes les pièces justificatives. Mais lorsque je vins à la plainte criminelle, à l’ordre de me mettre au cachot, suspendu seulement par M. de Grimaldi, à la prière de notre ambassadeur, au conseil qu’il m’avait donné de partir, auquel je ne lui cachais pas que je résistais, déterminé à périr ou à obtenir justice du roi, il fait un cri, se lève, et m’embrassant tendrement : — « Sans doute le roi vous fera justice, et vous avez raison d’y compter. M. l’ambassadeur, malgré sa bonté pour vous, est forcé de consulter ici la prudence de son état ; mais moi je vais servir votre vengeance de toute l’influence du mien. Non, monsieur, il ne sera pas dit qu’un brave Français ait quitté sa patrie, ses protecteurs, ses affaires, ses plaisirs, qu’il ait fait quatre cents lieues pour secourir une sœur honnête et malheureuse, et qu’en fuyant de ce pays il remporte dans son cœur, de la généreuse nation espagnole, l’abominable idée que les étrangers n’obtiennent chez elle aucune justice. Je vous servirai de père en cette occasion comme vous en avez servi à votre sœur. C’est moi qui ai donné au roi ce Clavijo : je suis coupable de tous ses crimes. Eh ! dieux ! que les