Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/781

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Samedi 11, vers huit heures du matin, un homme est venu m’avertir que les femmes du port Saint-Paul allaient amener tout le peuple, animé par un faux avis qu’il y avait des armes chez moi, dans les prétendus souterrains qu’on a supposés tant de fois, et dont trois ou quatre visites n’ont encore pu détruire les soupçons ; et voilà, mon enfant, l’un des fruits de la calomnie : les faussetés les mieux prouvées laissent d’obscurs souvenirs que les vils ennemis réveillent dans les temps de troubles ; car ce sont les moments, ma fille, où toutes les lâches vengeances s’exercent avec impunité.

Sur cet avis, j’ai tout ouvert chez moi, secrétaires, armoires, chambres et cabinets, enfin tout, résolu de livrer et ma personne et ma maison à l’inquisition sévère de tous les gens qu’on m’annonçait. Mais quand la foule est arrivée, le bruit, les cris étaient si forts, que mes amis troublés ne m’ont pas permis de descendre, et m’ont conseillé tous de sauver au moins ma personne.

Pendant qu’on bataillait pour l’ouverture de mes grilles, ils m’ont forcé de m’éloigner par le haut bout de mon jardin ; mais on y avait mis un homme en sentinelle, qui a crié : Le voilà qui se sauve ! et cependant je marchais lentement. Il a couru par le boulevard avertir tout le peuple assemblé à ma grille d’entrée : j’ai seulement doublé le pas ; mais les femmes, cent fois plus cruelles que les hommes dans leurs horribles abandons, se sont toutes mises à ma poursuite.

Il est certain, mon Eugénie, que ton malheureux père eût été déchiré par elles, s’il n’avait pas eu de l’avance ; car la perquisition n’étant pas encore faite, rien n’aurait pu leur ôter de l’esprit que je m’étais échappé en coupable. Et voilà où m’avait conduit la faiblesse d’avoir suivi le conseil donné par la peur, au lieu de rester froidement comme je l’avais résolu ! J’ai, mon enfant, un instinct de raison juste et net qui me saisit dans le danger, me fait former un pronostic rapide sur l’événement qui m’assaille, et m’a toujours conduit au meilleur parti qu’il faut prendre. C’est là, ma bonne et chère enfant, une des facultés de l’esprit que l’on doit le plus exercer, pour la retrouver au besoin ; et c’est peut-être à cette étude que j’ai dû, sans m’en être douté, le talent d’arranger des plans de comédies qui ont servi à mes amusements, pendant qu’une application plus directe faisait concourir cette étude à ma conservation dans les occasions dangereuses qui se sont tant renouvelées pour moi.

J’étais entré chez un ami dont la porte était refermée, dans une rue qui, faisant angle avec celle où les cruelles femmes couraient, leur a fait perdre enfin ma trace, et d’où j’ai entendu leurs cris, Ah ! pardon, mon aimable enfant, si, dans ce moment de péril, j’ai pris en horreur tout ton sexe, en réfléchissant, malgré moi, que, lorsqu’il peut mal faire avec impunité, il semble saisir avec joie une occasion de se venger de sa faiblesse, qui le tient dans la dépendance du fort : et c’est à ce motif secret qu’il faut, je crois, attribuer le désordre en tout genre, les exécrables cruautés où ce faible sexe se livre dans tous les mouvements du peuple, et dont ces jours derniers nous montrent d’horribles exemples, dont je te sauve le récit.

Mais heureusement, mon enfant, qu’il n’y a dans ceci aucune application à faire aux créatures de ton sexe dont l’éducation, la sagesse, ont conservé les douces mœurs, qui font leur plus bel apanage. La nature humaine est facile à s’égarer ; mais les individus sont bons, surtout ceux qui se sont veillés ; car ceux-là ont dû reconnaître que le le meilleur calcul, pour le repos ou le bonheur, est d’être toujours juste et bon : utile pensée, mon enfant, qui m’a fait dire bien des fois, comme un bon résultat de mes [dus mûres réflexions, que si ? " nature, en , ,. m’avait pas fait un bon homme, j< le serais devenu par un calcul approfondi ; je m en i, 6(1 h h om •.

Pendant que j’étais enfermé dans un asile impénétrable, trente mille âmes étaient dans ma maison, où, des greniers aux caves, des serruriers ouvraient toutes les armoires, où des maçons fouillaient les souterrains, sondaient partout, levaient les pierres jusque sur les fosses d’aisances, et faisaient des trous dans les murs pendant que d’autres piochaient le jardin jusqu’à trouver la terre vierge, repassant tous vingt fois dans les appartements ; mais quelques-uns disant, au très-grand regret des brigands qui se trouvaient là par centaines : Si l'on ne trouve rien ici qui se rapporte à nos recherches, le premier qui détournera le moindre des meubles, une boucle, sera pendu sans rémission, puis haché en morceaux par nous.

Ah ! c’est quand on m’a dit cela que j’ai bien regretté de n’être pas resté, dans le silence, à contempler ce peuple en proie à ses fureurs, à étudier en lui ce mélange d’égarement et de justice naturelle qui perce à travers le désordre ! Tu te souviens de ces deux vers que je mis dans la bouche de Tarare, et qui furent tant applaudis :

Quand ce bon peuple est en rumeur,
C’est toujours quelqu’un qui l’égaré.

Ils recevaient ici leur véritable application : la lâche méchanceté l’avait égaré sur mon compte. Pendant que les ministres et les comités réunis prodiguent les éloges au désintéressement et au civisme de ton père sur l’affaire des fusils de Hollande, dont ils ont les preuves en main, on envoie le peuple chez lui, comme chez un traître ennemi qui tient beaucoup d’armes cachées, espérant qu’on le pillera !

Ils doivent être bien furieux : le peuple ne m’a point pillé ; il a trompé leur rage, qu’aucun n’ose mettre au grand jour sous son nom : seulement un d’eux écrivait à une femme, qui me l’a mandé