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Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/95

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EUGÉNIE, ACTE III, SCÈNE V.


betsy, à genoux, se retourne.

Chut… Parlez plus bas. Ma maîtresse est chez elle : elle est incommodée.

(Elle prend des robes sous son bras, et va pour entrer chez Eugénie.)
drink, courant après.

Miss, miss, n’avez-vous plus rien à prendre dans les malles ?

(Il veut l’embrasser.)
betsy, s’esquivant.

Ah ! sans doute… Non, vous pouvez les emporter.

(Elle entre chez Eugénie.)



Scène II


DRINK, ROBERT.
drink revient prendre la malle.

Que cela t’arrive encore.

robert.

Voilà bien du bruit pour rien.

(Ils enlèvent une malle, et sortent.)



Scène III


EUGÉNIE, BETSY.
Eugénie sort de chez elle, marche lentement, comme quelqu’un enseveli dans une rêverie profonde. Betsy, qui la suit, lui donne un fauteuil ; elle s’assied en portant son mouchoir à ses yeux, sans parler. Betsy la considère quelque temps, fait le geste de la compassion, soupire, prend d’autres bardes, et rentre dans la chambre de sa maîtresse.



Scène IV


EUGÉNIE, assise, d’un ton bien douloureux.

J’ai beau rêver, je ne puis percer l’obscurité qui m’environne. Quand je cherche à me rassurer, tout m’accable… Personne dans le sein de qui répandre ma douleur… (Les valets viennent chercher la deuxième malle. Eugénie reste en silence tant qu’ils sont dans le salon.) Des valets à qui je n’ai plus même le droit de commander. Une seule démarche hasardée m’a mise à la merci de tout le monde… Ô ma mère ! c’est bien aujourd’hui que je dois vous pleurer ! (Elle se lève vivement.) C’est trop souffrir… Quand cet aveu me rendrait la plus malheureuse des femmes, je dirai tout à mon père. L’état le plus funeste est moins pénible que mon agitation… Mais les craintes de ma tante… ses défenses… Tout aujourd’hui doit céder au respect filial. Ah ! malheureuse ! c’était alors qu’il fallait penser ainsi. Dieux ! le voici !

(Elle tombe dans son siége.)



Scène V


EUGÉNIE, le BARON.
le baron.

Tu es ressortie, mon enfant ; ton état m’inquiète.

eugénie, à part.

Que lui dirai-je ?

(Elle veut se lever, son père la fait rasseoir.)
le baron, avec bonté.

Tes yeux sont rouges : tu as pleuré. Ma sœur t’aura sans doute…

eugénie, tremblante.

Non, non, monsieur ; ses bontés et les vôtres seront toujours présentes à ma mémoire.

le baron.

Ta tante prétend que je t’ai affligée tantôt. Je badinais avec le capitaine, et le tout pour la contrarier un moment ; car elle est engouée de ce milord, qui franchement est bien le plus mauvais sujet… Dés qu’on en dit un mot, elle vous saute aux yeux. Que nous importe qu’il se soit amusé d’une folle, et qu’il l’ait abandonnée ! Ce n’est pas la centième. On ferait peut-être mieux de ne pas rire de ces choses-là : mais lorsqu’elles n’intéressent personne, et que les détails en sont plaisants… C’est une drôle de femme avec son esprit. Au reste, si notre conversation t’a déplu, je t’en demande pardon, mon enfant.

eugénie, à part.

Je suis hors de moi !

le baron, tirant un siége auprès d’elle et la baisant avant de s’asseoir.

Viens, mon Eugénie, baise-moi. Tu es sage, toi, honnête, douce : tu mérites toute ma tendresse.

eugénie, troublée, se lève.

Mon père !…

le baron, attendri.

Qu’as-tu, mon enfant ? Tu ne m’aimes plus du tout.

eugénie, se laissant tomber à genoux.

Ah ! mon père…

le baron, étonné.

Qu’avez-vous donc, miss ? Je ne vous reconnais plus.

eugénie, tremblante.

C’est moi…

le baron, vivement.

Quoi ? c’est moi.

eugénie, éperdue, se cachant le visage.

Vous la voyez…

le baron, brusquement.

Vous m’impatientez. Qu’est-ce que je vois ?

eugénie, morte de frayeur.

C’est moi… Le comte… Mon père…

le baron, avec violence.

C’est moi… Le comte… Mon père… Achevez : parlerez-vous ? (Eugénie se cache la tête entre les genoux de son père sans répondre.) Seriez-vous cette malheureuse ?

eugénie, sentant que les soupçons vont trop loin, lui dit d’une voix étouffée par la crainte :

Je suis mariée..