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EUGÉNIE, ACTE III, SCÈNE VI.

le baron se lève, et la repousse avec indignation.

Mariée ! Sans mon consentement !

(Eugénie tombe : un mouvement de tendresse fait courir le baron à sa fille pour la relever.)



Scène VI


madame MURER accourant ; le BARON, EUGÉNIE.
madame murer.

Quel vacarme ! quels cris ! À qui en avez-vous donc, monsieur ?

le baron relevait sa fille ; il la jette sur son fauteuil, et reprend toute sa colère.

Ma sœur, ma sœur, laissez-moi. Je vous ai confié l’éducation de ma fille, félicitez-vous : l’insolente miss s’est mariée à l’insu de ses parents.

madame murer, froidement.

Point du tout : je le sais.

le baron, en colère.

Comment, vous le savez ?

madame murer, froidement.

Oui, je le sais.

le baron.

Et qui suis-je donc, moi ?

madame murer, froidement.

Vous êtes un homme très-violent, et le plus déraisonnable gentilhomme d’Angleterre.

le baron, étouffant de fureur.

Eh ! mais… Eh ! mais, vous me feriez mourir avec votre sang-froid et vos injures ! On m’ose déclarer…

madame murer, fièrement.

Voilà son tort. Je le lui avais défendu : c’est par là seulement qu’elle mérite tout l’effroi que vous lui causez.

eugénie, pleurant.

Ma tante, vous l’irritez encore. Suis-je assez malheureuse !

madame murer, froidement.

Laissez-moi parler, milady.

le baron.

Milady ?

madame murer.

Oui, milady ; et c’est moi qui l’ai mariée de mon autorité privée au lord ciomte de Clarendon.

le baron, outré.

À ce milord ?

madame murer.

À lui-même.

le baron.

Je devais bien me douter que votre misérable vanité…

madame murer, s’échauffant.

Quelles objections avez-vous à faire ?

le baron.

Contre lui ? mille. Et une seule les renferme toutes : c’est un libertin déclaré.

madame murer.

Vous en avez fait tantôt un éloge si magnifique !

le baron.

Il est bien question de cela ! Je louais son esprit, sa figure, un certain éclat, des avantages qui le distinguent, mais qui me l’auraient fait redouter plus qu’un autre, dès qu’il en abuse au mépris de ses mœurs et de sa réputation.

madame murer.

Vous êtes toujours outré. Eh bien, il s’est autrefois permis des libertés qu’il est le premier à condamner aujourd’hui : car c’est un homme plein d’honneur.

le baron.

Avec les hommes, et scélérat avec les femmes : voilà le mot. Mais votre sexe a toujours eu dans le cœur un sentiment secret de préférence pour les gens de ce caractère.

eugénie, tout en larmes.

Ah ! mon père ! si vous le connaissiez mieux, vous regretteriez…

le baron.

C’est toi qui pleureras de l’avoir méconnu… Une femme juger son séducteur !

madame murer.

Mais moi ?…

le baron, furieux.

Vous ?… vous êtes mille fois…

madame murer.

Point de mots, des choses.

le baron, avec feu.

C’est un homme incapable de remords sur un genre de faute dont la multiplicité seule fait ses délices : fomentant de gaieté de cœur dans la famille d’autrui des désordres qui feraient son désespoir dans lu sienne ; plein de mépris pour toutes les femmes, parmi lesquelles il cherche ses victimes, ou choisit les complices de ses dérèglements.

madame murer.

Mais vous conviendrez que sa femme est au moins exceptée de ce mépris général ; et plus vous reconnaissez de mérite à votre fille, plus elle est propre à le ramener.

le baron.

Je vous remercie pour elle, ma sœur. Ainsi donc le bonheur que vous lui avez ménagé est d’être attachée au sort d’un homme sans mœurs ; de partager les affections banales de son mari avec vingt femmes méprisables La voilà destinée, en attendant une réformation certaine, à répandre des larmes, dont il aura peut-être la bassesse de faire un triomphe à ses yeux ; la fille la plus modeste est devenue l’esclave d’un libertin, dont le cœur corrompu regardé comme un ridicule la tendresse et la fidélité qu’il exige de sa femme. Je te croyais plus délicate, Eugénie.

eugénie, du ton du ressentiment que le respect réprime.

En vérité, monsieur, je me flatte que jamais le modèle d’un portrait aussi vil n’aurait été dangereux pour moi.