Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, précédées d’une notice sur sa vie et ses ouvrages.djvu/172

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 acharnée
te poursuivait ; j’étais tourmenté par une furie ; tout cela s’est changé, pour
nous, dans la plus bonne des mères. Hier, j’étais comme seul au monde, et voilà
que j’ai tous mes parents ; pas si magnifiques, il est vrai, que je me les étais
galonnés ; mais assez bien pour nous, qui n’avons pas la vanité des riches.
Suzanne
Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n’est
pourtant arrivée !
Figaro
Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite : ainsi va le monde ; on
travaille, on projette, on arrange d’un côté ; la fortune accomplit de l’autre :
et depuis l’affamé conquérant qui voudrait avaler la terre, jusqu’au paisible
aveugle qui se laisse mener par son chien, tous sont le jouet de ses caprices ;
encore l’aveugle au chien est-il souvent mieux conduit, moins trompé dans ses
vues, que l’autre aveugle avec son entourage. — Pour cet aimable aveugle qu’on
nomme Amour… (Il la reprend tendrement à bras-le-corps.)
Suzanne
Ah ! c’est le seul qui m’intéresse !
Figaro
Permets donc que, prenant l’emploi de la Folie, je sois le bon chien qui le mène
à ta jolie mignonne porte ; et nous voilà logés pour la vie.
Suzanne, riant.
L’Amour et toi ?
Figaro
Moi et l’Amour.
Suzanne
Et vous ne chercherez pas d’autre gîte ?
Figaro
Si tu m’y prends, je veux bien que mille millions de galants…
Suzanne
Tu vas exagérer : dis ta bonne vérité.
Figaro
Ma vérité la plus vraie !
Suzanne
Fi donc, vilain ! en a-t-on plusieurs ?
Figaro
Oh ! que oui. Depuis qu’on a remarqué qu’avec le temps vieilles folies deviennent
sagesse, et qu’anciens petits mensonges assez mal plantés ont produit de
grosses, grosses vérités, on en a de mille espèces. Et celles qu’on sait, sans
oser les divulguer : car toute vérité n’est pas bonne à dire ; et celles qu’on
vante, sans y ajouter foi : car toute vérité n’est pas bonne à croire ; et les
serments passionnés, les menaces des mères, les protestations des buveurs, les
promesses des gens en place, le dernier mot de nos marchands, cela ne finit pas.
Il n’y a que mon amour pour Suzon qui soit une vérité de bon aloi.
Suzanne
J’aime ta joie, parce qu’elle est folle ; elle annonce que tu es heureux. Parlons
du rendez-vous du Comte.
Figaro
Ou plutôt n’en parlons jamais ; il a failli me coûter Suzanne.
Suzanne
Tu ne veux donc plus qu’il ait lieu ?
Figaro
Si vous m’aimez, Suzon, votre parole d’honneur sur ce point : qu’il s’y morfonde ;
et c’est sa punition.
Suzanne
Il m’en a plus coûté de l’accorder que je n’ai de peine à le rompre : il n’en
sera plus question.
Figaro
Ta bonne vérité ?
Suzanne
Je ne suis pas comme vous autres savants, moi ! je n’en ai qu’une.
Figaro
Et tu m’aimeras un peu ?
Suzanne
Beaucoup.
Figaro
Ce n’est guère.
Suzanne
Et comment ?
Figaro
En fait d’amour, vois-tu, trop n’est pas même assez.
Suzanne
Je n’entends pas toutes ces finesses, mais je n’aimerai que mon mari.
Figaro
Tiens parole, et tu feras une belle exception à l’usage. (Il veut l’embrasser.)
Scène II
Figaro, Suzanne, La Comtesse.
La Comtesse
Ah ! j’avais raison de le dire ; en quelque endroit qu’ils soient, croyez qu’ils
sont ensemble. Allons donc, Figaro, c’est voler l’avenir, le mariage et vous-
même, que d’usurper un tête-à-tête. On vous attend, on s’impatiente.
Figaro
Il est vrai, madame, je m’oublie. je vais leur montrer mon excuse. (Il veut
emmener Suzanne.)
La Comtesse la retient.
Elle vous suit.
Scène