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L’EXPIATRICE

maient de l’avoir toute à elles, durant un après-midi ? Si elle avait pénétré cela, elle aurait sans doute tenté plus tôt le petit effort qu’il fallait pour triompher de sa paresseuse insouciance.

Marthe est plus grande que sa sœur. Elle a le teint ambré, bilieux même, les cheveux presque châtains, les yeux à la fois gris, bruns et verts, comme on en voit beaucoup. Son visage est large aux pommettes, son nez droit, et sa bouche longue et elle a une manière à elle de serrer l’une contre l’autre les lèvres minces qui dit son âme aimante.

Au premier abord, Fernande rappelle beaucoup sa mère. Comme elle délicate et menue, elle est brune de chevelure, avec des sourcils plus noirs qui tendent à se rejoindre au-dessus du nez pour se hausser à mesure qu’ils approchent des tempes ce qui vaut au jeune visage un air énigmatique d’idole chinoise. Le teint est clair et le sang prompt, sous la peau ; mais le minois de Fernande est ce qu’il y a de plus heurté, de plus irrégulier. Aussi la jeune fille a-t-elle renoncé à se croire jolie. Cette résolution, pourrait-on objecter, est au moins hâtive : dès qu’elle s’anime Fernande se transforme et depuis quand, d’ailleurs, la joliesse ne peut-elle exister là où fait défaut la beauté plastique… ?

La démarche de Fernande, ses moindres gestes ont une grâce inconnue à sa sœur, mais la jeune fille ne comprendra jamais pourquoi la nature capricieuse a terminé ses bras fluets par des « battoirs » aux doigts longs et noueux, par ailleurs admirablement souples, tandis que sa sœur, mieux prise, possède des mains petites aux doigts effilés dont l’ingrate semble n’avoir cure.

Sous le feu à peine atténué de leur curiosité, Paule se livre avec ses nouvelles amies à l’exercice délicieux de la causerie pendant que non loin d’elles Mme Deslandes s’entretient avec la femme du docteur. Cette dernière aussi étudie Paule qu’elle voit à loisir pour la première fois.

La jeune fille le sent très bien.

Là-dessus, quatre coups sonnent à l’horloge quatre coups, il n’y a pas à s’y tromper et Paule ne dissimule point sa surprise :

— Déjà quatre heures, remarque-t-elle.

— Et il fait encore très clair, complète Fernande. Les jours ont beaucoup allongé depuis un mois…

Paule se reprend :

— Le temps passe vite, chez-vous.

— Beaucoup trop vite quand vous êtes là, assura Marthe. Nous n’avons encore parlé que de la pluie et du beau temps ce qui ne compte pas. Savez-vous ce qui serait gentil de votre part ? Rester à souper.

— Vous n’y pensez pas, proteste Paule qui est arrivée au début de l’après-midi.

— J’y pense sérieusement, au contraire. Maman !…

— Oui, ma fille ?…

— N’est-ce pas que ce serait bien si Mme Deslandes et Paule restaient à souper ?

— Comment donc, fait l’aimable femme, mais c’est entendu qu’elles restent.

Fernande frappa dans ses mains.

— Que je suis contente ! s’exclama-t-elle. De cette façon, nous aurons toute la soirée à nous pour causer.

— Vous savez, dit Marthe, sa voix légèrement teintée de mélancolie, ne craignez pas d’abuser : vous ne viendrez jamais trop souvent et vous ne resterez jamais trop longtemps. Nous avons si rarement quelqu’un à notre goût pour nous distraire !

Paule se rappela le mot presque identique échappé au docteur, quand il la pressait de se rendre auprès de ses filles, et elle demanda :

— Vous n’avez aucun parent à St Antoine ?

Si, elles en avaient. Leur père était né ici même, dans le rang des Aubin ; deux familles de cultivateurs leur tenaient par les liens du sang : l’une était un couple âgé, sans enfants, l’autre, des gens plus jeunes et actifs, demeurant loin ils étaient presque toujours absorbés par leurs travaux, etc. Quant aux parents de leur mère, ils demeuraient tous à Québec. Et puis, elles avaient encore un grand frère, père blanc en Afrique, une sœur mariée à Neuville, de l’autre côté du fleuve et enfin un second frère plus rapproché d’elles par l’âge, médecin comme leur père et qui faisait actuellement un stage d’hôpital, à Québec.

— Et vous ? demandèrent-elles à Paule, après lui avoir fourni ces renseignements. Parlez-nous donc un peu de votre famille.

Depuis un moment, Paule sentait venir la question ; elle eut même l’intuition de l’avoir redouté depuis le premier jour qu’elle tentait de se dérober aux avances des demoiselles Beaudette. Toutefois, avec sa netteté de décision, elle adopta le parti d’avouer tout ce qu’il lui était possible d’avouer.

— Comment ! s’exclamaient bientôt les deux sœurs, votre mère était de la région et vous-même êtes née à Ste Croix de Lotbinière… Mais c’est à la porte, Ste Croix. Vous êtes donc dans votre pays.

Elles paraissaient tout excitées de la révélation.

— Serait-ce indiscret, risquèrent-elles, de vous demander le nom de jeune fille de votre mère ?

— Philomène Côté.

— Et ce parent qui, dites-vous, l’a élevée ?

— Benjamin Côté.

Leur mémoire resta muette.

— Peut-être, émirent-elles, que papa saurait, lui. Aimeriez-vous retrouver ces parents de votre mère ?

— Mais, sans doute, fit Paule qui, soudain, sentit ses mains moites.

Les deux sœurs ne paraissaient pas soupçonner qu’elles côtoyaient un abîme. Par bonheur, elles ne s’attardèrent point en ce sentier dangereux dont elles se détournèrent pour s’inquiéter de la vie que Paule avait menée, à Montréal.

La révélation du dénuement et de l’autorité presque incroyable qui avaient marqué ses premières années sembla prodigieuse aux interlocutrices de Paule. Marthe ne quittait plus, des yeux, la jeune fille. Elle finit par aller chercher un tabouret bas sur lequel elle s’assit, les jambes ramenées sous elle et les bras posés sur les genoux