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L’EXPIATRICE

de sa nouvelle amie.

— Mais c’est une vraie histoire à mettre dans les livres, disait-elle. Vous avez vécu quinze ans dans cette masure et cet affreux quartier sans jamais vous révolter et en vous gardant innocente ?… Que c’est beau ! Je n’ai jamais rien appris de pareil. Et que j’aurais voulu être à votre place !…

Paule racontait maintenant la mort de sa grand’mère et ce qui s’en était suivi pour elle.

— Le Foyer ? répétèrent-elles : nous connaissons ; nous savons très bien. La maison que vous habitiez était située sur la rue du Champ-de-Mars, mais il y en a d’autres, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Paule : une sur la rue St Hubert.

— Et sur la rue Berri, une d’accueil pour les voyageuses. À son dernier voyage à Montréal, Fernande s’est retirée là pendant deux jours. C’est par la Revue que nous avions appris l’existence de cette maison. Vous connaissez, naturellement, la jolie petite revue qui s’appelle aussi le Foyer ?

Paule inclina la tête.

Fernande était toute rose ; ses yeux brillaient, la pupille agrandie. Elle échangea avec sa sœur un regard complice.

— Nous avons envoyé assez souvent de la collaboration, dit Marthe. Pensez que c’était un agréable passe-temps pour nous et cela nous valait aussi de belles émotions. L’article paraîtra-t-il ce mois-ci ? L’ont-ils déjà fait passer : Il fallait nous voir déchirer la bande quand le Foyer arrivait… Te rappelles-tu, Fernande, les Souvenirs d’été que nous avions rédigés en compagnie ?… D’ailleurs, avoua-t-elle avec humilité, c’est surtout ma sœur qui réussit dans ce sport… Vous rappelez-vous le Concours littérature d’il y a deux ans ? Eh bien, Fernande a décroché le troisième prix et moi… je n’ai rien eu.

— Vous vous reprendrez, encouragea Paule.

Comme sous une poussée irrésistible, Marthe éclata soudain de rire.

— Fernande, dit-elle, avait tracé le portrait d’une cousine que nous n’aimions pas. Réellement, c’était bien réussi, c’était parfait.

Et un nouvel accès de gaieté la reprit pendant que sa sœur se défendait impatiente :

— Je n’ai jamais su comment tu avais pu découvrir là-dedans tant de traits et tant d’allusions que je n’ai jamais eu l’intention d’y mettre.

Cependant, elle n’y pu tenir, devant les yeux égayés de sa sœur et elle aussi laissa fuser un rire clair auquel Paule se joignit, gagnée par la contagion.

La jeune fille remarqua en ce moment Mme Deslandes qui ne parlait plus et dont une expression heureuse éclairait les traits fanés.

— C’est cela, riez Melle Paule, encouragea-t-elle. Riez ! Le rire fait toujours du bien.

Mme Beaudette paraissait jouir elle aussi, de cette fraîche gaieté des jeunes filles.

— J’aime beaucoup Montréal, moi, déclara Fernande, en recouvrant la première son sérieux.

— Québec est plus aristocratique intervint Mme Beaudette.

Petite, brune, séchée par l’âge, mais gardant une étonnante souplesse de mouvements, intelligente, sérieuse et distinguée comme cela se voyait fort bien, dès l’abord, la femme du docteur était née à Québec et, avec la pointe d’opiniâtreté qui caractérisait sa nature, elle ne s’était jamais consolée de son exil pour la vie à St Antoine.

Avec bonne grâce, Fernande entrait dans les vues de sa mère :

— C’est certain, disait-elle. Les classes sont beaucoup plus tranchées à Québec. Montréal, c’est le Paris cosmopolite, comme dit papa ; Québec serait plutôt une ville de province restée très fidèle à ses traditions.

— Québec est la plus vieille ville du Canada, jeta en dernier hommage Mme Beaudette.

— Moi, reprit Fernande, ce que j’aime de Montréal c’est qu’on est si libre… Et puis, comme à Paris, il y fleurit beaucoup d’œuvres. Les œuvres m’ont toujours sollicitée…

— Alors, tu es bien ma sœur, appuya Marthe. Je vais patienter quelques années encore, dit-elle, et puis, si je ne trouve pas à me marier, je m’établis à Montréal et je me consacre aux œuvres.

Étonnée d’un pareil aveu et assez scandalisée, Paule prit à son tour la parole :

Mlle Dufresne, ma cousine, s’est donnée toute jeune à l’œuvre du Foyer, dit-elle, et si elle continue au lieu de se marier, c’est parce qu’elle veut bien. Elle me l’a dit !

— Naturellement, fit en riant Marthe, qu’il y a des âmes d’élite. Mais moi qui ne m’élève pas au-dessus du niveau commun, je considère que le mariage, un mariage d’amour est la plus belle chose du monde et si jamais ce paradis s’offre à moi, je vous assure que j’y entrerai, que ce soit de gré ou de force.

Là-dessus, le docteur entra et ce fut pour Mme Beaudette le signal de voir aux apprêts du souper. D’un geste discret elle appela Marthe à son aide et tous, bientôt, prenaient place à table, comme les membres d’une même famille.

Le repas touchait à sa fin lorsque quelqu’un s’introduisit dans la cuisine. Ce visiteur ne s’étant même pas annoncé, on se demandait ce que ce pouvait bien être. Le docteur n’attendit d’ailleurs pas longtemps et, se levant, passa dans l’autre pièce où l’arrivant invisible se secouait, car il neigeait dehors.

Une exclamation échappa au docteur :

— Comment, c’est toi ?

— En peau et en os, répondit une voix jeune, aux mâles intonations.

— Henri !… s’exclamèrent les jeunes filles, tandis qu’en pâlissant leur mère balbutiait quelque chose d’incompréhensible.

— Il ne t’arrive rien de fâcheux, au moins, reprenait le père. Tu n’es pas malade ?

— En parfaite santé, papa, je vous remercie. Mais il est bien permis, je suppose, de s’accorder un petit congé, par ci par là, et de venir se retremper au sein de la famille.