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L’EXPIATRICE

exception assez bonne, quatre ou cinq chaises boiteuses, contrefaites et branlantes, sous leur couche de vermillon, une batterie de cuisine à peu près complète, mais dont un seul article, un seul, était exempt de trous ou d’écornures, un rouleau de catalogues usagés et, enfin, un vieux balai ceint d’une étoffe noire et dont tous les brins se retroussaient du même côté.

— Nous voilà riches ! s’était écriée, avec un rire d’énervement, Mme Deslandes.

Désolée, Paule avait murmuré :

— Qu’allons-nous faire ?

— Ce que nous allons faire ? Mais, écrire à Montréal et demander du crédit. Nous ne sommes pas des sauvages pour manger avec nos doigts et dormir roulées dans des peaux.

Paule avait rougi en étouffant un soupir. Les dons de ses cousines l’atteignaient toujours en pleine fierté.

Après l’échange d’un double télégramme, une couchette neuve, quelques articles de faïence et des ustensiles pour la table, quatre chaises très neuves aussi et dont le vernis adhérait, au toucher, avaient fait leur entrée dans la maison, en compagnie d’une grosse « tortue », celle-ci de seconde main. Il avait fallu installer tout cela en procédant à un nettoyage complet de chaque pièce et puis, acheter encore tel et tel objet dont l’absence se découvrait à mesure des occasions. C’était à n’en plus sortir et Mme Deslandes ne décolérait pas.

Un jour, cependant, que la bonne dame faisant trêve à son zèle rageur s’accordait quelque reprit, Paule se risqua à lui dire.

— Je crois, Mme Deslandes, que Ste Luce ne vous plaît pas beaucoup…

Devant le sourire d’ange qui accompagnait cette réflexion, la coupable tressaillit et, tournant vers la jeune fille ses yeux las et troubles :

— Qu’est-ce qui vous porte à croire cela ? demanda-t-elle.

Paule pencha la tête.

— C’est une supposition que je me permets, répondit-elle. Car, si vous deviez vous déplaire ici, Mme Deslandes, je n’accepterais pas que vous y demeuriez pour moi. Je suis bien sûre que quelque famille accepterait de me prendre en pension.

— Que vous êtes jeune, ma petite enfant ! Oubliez-vous donc comment on nous a traitées, à l’hôtel ?… Je ne vois pas pourquoi on vous donnerait mieux, chez les particuliers. Fiez-vous à mon expérience. Sans compter que cela vous coûterait très cher, quelque chose comme le double de ce que nous dépenserons, ici, avec nos habitudes simples. Enfin, à part le confort matériel, il y a aussi la question du confort moral. C’est des personnes de votre qualité qu’il a été dit qu’elles ne vivaient pas seulement de pain. Croyez-moi : vous y gagnerez encore à garder auprès de vous cette vieille grognon de Deslandes.

Afin sans doute, de sceller sa résolution, le lendemain qui était un samedi Mme Deslandes s’en fut à confesse et dès ce moment, la paix, l’ineffable paix refleurit autour de la jeune fille.

Pour elle, la pauvreté de la maison lui était assez indifférente. Jeune et souple, austère par nature et depuis longtemps façonnée aux privations, sa vie intérieure l’absorbait ailleurs trop pour qu’elle accordât une attention autrement que superficielle à ce qui l’entourait sans la pénétrer.

Son âme était restée à St Antoine et, bien souvent, c’est Henri qui l’occupait toute. La dernière scène qui avait marqué leur séparation, surtout la hantait et c’était pourtant la seule qu’elle se défendît de revivre. Le spectacle du jeune homme ramassant son chapeau, puis, s’en allant la remplissait d’une mélancolie intense. Un jour, deux jours, elle restait alors prostrée et Mme Deslandes déjà témoin, récemment, de cette humeur bizarre, se creusait la tête pour en découvrir le motif.

Au Foyer aussi, Paule avait sombré dans cette sorte de neurasthénie. C’est elle-même, Mme Deslandes qui avait donné l’alerte et Mlle Dufresne avait paru faire le plus grand cas de son avertissement. Peu après, les demoiselles Rastel adoptaient l’enfant.

Qui sait si, en dépit de son jeune âge, Paule n’avait pas déjà supporté de grands chagrins ? Cette suggestion, Mme Deslandes s’en défendait mal. De toute façon, ce qui convenait à la jeune fille c’était de sortir d’elle-même et, avec ingéniosité, celle qu’on avait commise à sa garde s’employait à lui faciliter la tâche. Tant que la température resta clémente, elle ne cessa de l’inciter à quitter la maison et à aller respirer les fortifiants effluves de l’air salin, tout en prenant un peu d’exercice.

Paule, d’ailleurs se montrait fort docile.

L’aspect sauvage et dénudé de Ste Luce où les arbres sont rares à cause paraît-il, de la continuité du vent qui souffle de la grève et où les maisons frileuses gardent à l’année leurs doubles fenêtres, toute cette apparence désertique qui déprimait Mme Deslandes répondait, chez elle, à d’obscures aspirations. Elle aimait s’approcher du fleuve qui creuse à cet endroit une anse et contempler à satiété les vagues bleues, grises, ou vertes après une tempête de vent, et qui s’élevaient puis s’écroulaient avec un bruit sourd. Ensuite, elle allait prier dans l’église neuve aux belles verrières et de pur style roman, qu’on a bâtie à l’extrémité de la pointe la plus considérable de l’anse. Vue du village, ainsi agenouillée sur sa langue de terre l’église semble émerger de l’eau.

Mme Deslandes eut tôt fait de lier connaissance avec celui-ci et avec celle-là mais, pour Paule, elle ne voulut point consentir à se créer des relations.

— Quand ces jeunes filles seraient moins raffinées que vous, Mlle Paule, et qu’elles s’exprimeraient en un langage moins correct, elles ont toujours la fraîcheur de leur âge et souvent des délicatesses naturelles…

— Ce n’est pas la question, Mme Deslandes. Peu m’importe qu’elles parlent bien ou mal. D’ailleurs, je n’en connais aucune : c’est peut-être moi la plus ignorante…

— J’en doute. Mais enfin, où voulez-vous en venir ?

— Je veux dire que je penserai à tout cela