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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

par lequel ils devaient passer. C’étaient des cris, un tumulte à rendre sourd. Le duc, marié depuis trois semaines, refusait d’abord de conduire sa femme à un pareil spectacle ; mais elle insista, ce que j’attribuai, pour ma part, à un caprice. Je pris mon épée et je les suivis. En vérités, rien qu’à voir ce vieillard caduc appuyé au bras de cette ravissante jeune femme, on se demandait dans la foule par quel étrange malheur elle lui était échue en partage, et l’on accusait sa famille de tyrannie. Les noces avaient été splendides, étourdissantes. Il semblait que le duc ne voulût point laisser à sa femme le temps de se reconnaître… Pour elle, il m’en souviendra toujours, je ne la vis jamais plus triste et plus accablée que le soir de cette cérémonie. Quand on parlait de morts ou de condamnés, elle pâlissait, et cependant, lorsque les cris du peuple nous annoncèrent l’arrivée de ces criminels, son regard abattu brilla tout d’un coup d’une flamme extraordinaire. Elle ne parlait plus, ne remuait plus les bras, mais elle semblait attendre avec une anxiété cruelle le trajet de ces malheureux qu’on allait mener chez leurs juges. Le chariot qui les voiturait passa bientôt devant nous, et je regardai comme les autres. Mais à l’instant même un cri d’angoisse partit de derrière moi, et ce cri sortait de la poitrine de la duchesse… Elle retomba inanimée entre mes bras, se cachant le visage de ses deux mains. Anita, sa camériste, m’affirma le soir qu’au moment où elle avait aperçu le chariot, elle y avait rencontré le regard d’un homme de belle taille, qui, de son côté, en la voyant, voulut rompre ses menottes et s’élancer vers la duchesse… Mais c’était là sans doute une imagination de cette Anita, belle fille d’Italie, dont je vois encore le petit voile de gaze noire et transparente rabattu sur le visage, et qui descendait jusqu’au menton. Ce fut elle pourtant qui me fit quitter le service du noble duc, lequel me payait beaucoup trop dans un poste où je n’avais rien à faire. Comme je vous l’ai dit, en effet, la duchesse de Fornaro était vertueuse ; aussi trouva-t-elle fort mal que je refusasse