Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/191

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment d’un gladiateur. Hélas ! les vierges de pierre, je devais les revoir quelques mois après voilées de crêpes sinistres devant les cuirassiers blancs du Poméranien, veuves de l’honneur perdu.

Qui eut l’idée sublime de ce deuil des Villes de France sur la place de la Concorde, à l’entrée des Allemands aux Champs-Élysées ? On ne l’a jamais su, et c’est dommage, car celui-là réalisa une « légende des siècles » dont un Victor Hugo serait jaloux. Ceci dit entre parenthèses.

Oui, certainement, la guerre franco-allemande fut populaire, et en douter serait se tromper. Le « cœur léger » d’Émile Ollivier, les « boutons de guêtre » du maréchal Lebœuf, le mot même de l’Impératrice adoptant la responsabilité du sang versé, tout fut accepté délibérément, et des hautes classes aux humbles. Il n’était personne qui ne crût à la victoire. C’est le propre de notre tempérament ethnique, son pli physiologique ; combattre, c’est vaincre, et l’antimilitarisme se brisera contre l’illusion de la race, chantée par Corneille et mise en œuvre par Napoléon.

— Les Prussiens, s’était écrié le ministre myope de l’Empire libéral, nous soufflerons dessus !

Et cette gasconnade exprimait la foi générale, surtout dans le milieu des artistes, où je vivais. Le petit père Thiers, oiseau de mauvaise augure, qui pronostiquait le désastre, était la risée des ateliers et des coulisses de théâtre. On le caricaturait en vieille chouette perchée sur un if, et même sur un château d’If, et ses lunettes rondes rendaient d’elles-mêmes les yeux nyctalopes du chat-huant allégorique.

Et tout le monde se disposa à visiter Berlin, la canne à épée à la main.