Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/198

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prophète de malheur qui grillait sur de la braise un pain de six livres par tranches.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Des provisions de bouche pour le siège.

— Quel siège ?

— Le siège de Paris. Il est temps de s’y prendre. Ils sont à Saint-Denis !

— Qui ?

— Eux ! J’entends leurs bottes.

— Tu perds la tête !

— Non.

Et il continua sa grillade. Il piquait les tranches rôties avec son couteau, et il les emmagasinait dans un bureau-toilette, que j’ai encore, et qui nous servait d’armoire à linge.

— Crois-tu que nous en viendrons à manquer de pain ?

— Nous en viendrons à manquer de tout.

Et la miche de six livres entièrement torréfiée, il alla en chercher une autre, avec des gestes désespérés de Cassandre.

Maurice Dreyfous nous surprit dans cette occupation et il en demeura béant et confondu. Il venait de Saint-James, son patelin familial, mais sans babouches cette fois, et correct comme un notaire, pour m’emmener chez un éditeur à qui il avait placé mon ode.

— Je ne sais pas ce qu’il t’en donnera, ni même s’il t’en donnera quelque chose, mais il te la prend, et tout est là. Les vers ne sont faits que pour être publiés. Je ne te cache pas que j’ai eu du mal à le convaincre, mais je lui ai montré l’article de Théophile Gautier dans le Moniteur, et l’affaire est faite.