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le teint hâlé par les embruns, les yeux électrisés de lumière prophétique, les traits mûris à la fois et ravinés, et, comme on dit dans les ateliers, la « tête faite », car Victor Hugo n’a eu sa « tête » qu’à cette époque. C’est l’exil qui la lui a composée et tous les portraits de sa jeunesse ne montrent, en somme, sous le dôme systématiquement exagéré du crâne, que des ébauches, assez disparates d’ailleurs, du Grand Pan que, seul, Auguste Rodin devait comprendre et fixer.

« Le poète des Châtiments a dû sa beauté au Second Empire, me disait en souriant Théophile Gautier ; et, qui sait, ajoutait-il à voix basse, le reste aussi peut-être… ne le dis pas ! »

L’histoire du buste de Victor Hugo par Auguste Rodin est assez curieuse, et je crois être le premier à la conter. Le statuaire, qui est l’un de mes meilleurs amis, désirait vivement exécuter le portrait marmoréen du poète et, comme il savait que j’étais souvent l’un de ses hôtes, il me pria de lui en demander la faveur. Ce n’était pas aisé, d’abord parce que Rodin n’était alors jugé à son mérite que par de rares prosélytes, puis parce que Victor Hugo, très fidèle à ceux de sa jeunesse, désirait s’en tenir, sur ce point, à l’icône romantique de David d’Angers, et qu’enfin l’idée de poser lui était intolérable. J’échouai donc misérablement, soit à plate couture. Il n’y avait qu’un moyen d’arriver au but, et il me fut suggéré par Mme Drouet :

— Faites donner Jeanne sur lui, me glissa-t-elle à l’oreille.

Ce fut magique. La semaine suivante, au sortir de table, le maître vint à moi :

— Qu’est-ce que c’est donc que ce carrier au