Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/257

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une entente tacite entre les deux gouvernements, ou peut-être par simple négligence, ce petit steam-boat sortait de ville et y rentrait en franchise, chargé des denrées alimentaires de la Marne. À la sortie pourtant, et depuis le décret d’enrôlement forcé de tous les citoyens valides, suivi de fugues telles que la mienne, on resserrait la surveillance. Le capitaine en avisa le patron.

— Au pont Napoléon, lui dit-il, hier, j’ai dû stopper, pour une véritable visite martiale. Quatre fédérés et leur caporal ont inspecté le transport jusqu’à la cale. Votre poète tombe mal, s’il n’a point de laissez-passer.

— Qu’est-ce que je te disais ! raillait ce pince-sans-rire de Cadet, tu cours au poteau d’exécution. Je ne voulais pas te le dire, mais il est temps. Hier, dans un concert, j’ai vu ton persécuteur, Raoul Rigault. Il veut ta tête. Elle lui plaît. Il a fait distribuer ta photographie à tous les postes de garde. Reste, sinon pour toi, du moins pour ton éditeur.

— Ils sont si gentils et si drôles, soulignait l’amphitryon, ces jeunes gens de l’Hôtel de Ville.

Mais je ne me laissai pas convaincre. J’avais besoin de changer d’air. Les talents militaires du général Dombrowski ne m’inspiraient qu’une foi médiocre. Le coup des otages, enfermés à la Roquette, me fleurait son odeur de massacre de l’Abbaye et de septembrisade à laquelle ne se trompait point le nez sagace d’Anatole France. Bref, et sans être, hélas ! un André Chénier, je redoutais que ma qualité de chantre de Mac-Mahon ne m’attirât des désagréments. Je remerciai le marchand de vins, qui me glissa deux havanes rothschildiens dans la poche, pour le voyage ;