Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/320

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sance de bavardage invincible, et qui s’activait dès l’aurore.

Langue de cô, qui d’ailleurs ne savait rien du tout et dont l’éducation avait été vraiment trop négligée, exerçait sur son frère la domination sacro-sainte de l’ignorance. Tous les grands esprits lui sont cléments, c’est la loi des contrastes. Cerveau encyclopédique et magnifiquement équilibré, Gautier prenait un plaisir d’enfant à ouïr les pataquès et les coq-à-l’âne incessants de la malheureuse. Il en demeurait ébloui, emberlucoqué, et comme fier. Il les lui faisait redire « devant le monde ».

— Langue de cô, voici Edmond de Goncourt. C’est un homme qui aime à apprendre les choses. Expose-lui ton idée sur Jérusalem et pourquoi tu ne tiens pas à voir cette ville célèbre, berceau de la religion de tes pères ?

Et Langue de cô humait une prise, se dressait en pythie et disait :

— Je ne tiens pas à voir Jérusalem, parce que je l’ai vue. Je la vois d’ici dans ma tête. Jérusalem, c’est le Grand-Montrouge !

Extasié, Théo se tournait vers le visiteur :

— Hein ! Goncourt, hein ! Lapidaire ! Jamais Chateaubriand dans son Itinéraire… Ah ! comme c’est ça, le Grand-Montrouge, d’un mot ! Échinez-vous donc à décrire !…

On aura peine à m’en croire si j’assure que son admiration fraternelle était parfaitement sincère. Elle l’était pourtant, par phénomène de récurrence psychologique. Goncourt s’y méprenait lorsqu’il me disait tristement en sortant :

— Comme il baisse !