Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/358

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l’un de l’autre, il me proposa une partie de billard, que j’acceptai, et que je lui gagnai sans effort, car il y était fort mazette.

— À qui ai-je eu l’honneur, saluai-je, de flanquer une tatouille auprès de laquelle celle de Sedan elle-même… ?

— Au comte Vincent Benedetti, sourit-il, quoique un peu jaune, car c’était, proprement, l’adversaire malheureux de Bismarck.

Oh ! les gaffes !

Selon le rite traditionnel de la vieille urbanité française, qui fait toujours au nouveau-venu les honneurs de la maison où il est reçu pour la première fois, le privilège m’était dévolu d’occuper à table la droite de la princesse, et je ne laissais pas d’en être fort intimidé.

Certes, le succès de ma présentation aux ânes m’armait de quelque assurance. Mais les hôtes de la tablée, qui arrivaient successivement au château par les trains échelonnés, étaient de telle qualité, et partant de telle importance, que leurs noms seuls, annoncés par l’huissier de porte, m’en donnaient des crampes dans les mollets. C’était Alfred Maury, archéologue, historien, psychologue, et même mage, savant universel, dont je n’avais pas lu une ligne, et qui ne m’en imposait que davantage. Et c’était encore Ernest Renan, que je vis là pour la première fois, et qu’auréolait le succès de la Vie de Jésus. Il n’était pas encore, à cette époque, revêtu du sacerdoce philosophique qui devait faire de ce sceptique le guide de la jeunesse et comme le Socrate de la libre pensée, mais c’était déjà le poète de la Prière à l’Acropole, que nous savions tous par cœur, comme nos