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même, et que Théophile Gautier y aurait reconnu sa Giselle.

Ce ne fut qu’un an après mon mariage, c’est-à-dire l’hiver de 1873, que des événements, d’ailleurs très simples, me mirent en rapports avec l’illustre ballerine. Malgré sa très vive affection pour sa nièce Estelle, elle n’avait pu assister aux noces, dont la seule note triste avait été donnée par cette absence. Hélas, le poète ne devait plus la revoir.

Carlotta Grisi s’était retirée du théâtre à trente ans, dans le plein d’une gloire chorégraphique qui l’égalait à la Taglioni, et fortune faite. « Je n’ai pas dansé pour l’Empire », me disait-elle de cette petite voix de fauvette à l’aurore dont elle eut jusqu’au bout le gazouillis. Elle avait acquis, avant le coup d’État, à Saint-Jean, faubourg de Genève, une habitation princière, assise sur une terrasse plantée de marronniers bicentenaires, d’où l’on découvrait toute la ville de Calvin, le lac et le profil argenté du Mont Blanc. De cette terrasse, située en face du Salève, on descendait par des allées en lacets, au torrent toujours écumeux de l’Arve, au point même où il conflue avec le Rhône, et s’y mêle en un bouillonnement de cascade.

Là se dressait, entre les pelouses, la maison de Giselle, délicieux hôtel Louis XVI, rempli de meubles rares et des souvenirs artistiques de l’étoile, et, là aussi, le chalet suisse, qui, plus petit et plus intime, était son habitacle d’usage. Elle y vivait uniquement occupée de sa fille, Ernestine, qu’elle élevait avec une prudence jalouse, loin du monde factice dont elle semblait elle-même à jamais revenue.