Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/427

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père il aimait mieux ça, il ne m’en aurait nullement voulu, à tout autre titre, d’avoir subi cette fatalité à peu près universelle. Les plus honnêtes gens l’ont eue et c’est à eux que Rabelais a dédié son livre immortel !

Puis après trois ou quatre hommages perdus à la Régie, il m’annonça officiellement la nouvelle que je savais depuis huit jours, à savoir que je déjeunerais le lendemain avec Mme Ernesta Grisi, la mère de ses deux filles. Le grand romantique était, le croirait-on, très formaliste, et il voulait que la présentation fût faite dans les règles, comme chez les gens corrects, aux mœurs régulières.

— Je t’ai accordé ma dernière fille, reprit-il, non sans quelque émotion, parce que je suis à présent une vieille bête et que tu m’as fait envoûter lâchement par des magiciens. Mais sache-le bien, mon sacrifice dépasse les actes les plus héroïques de l’histoire et même de la mythologie, et Œdipe ne l’eût pas fait pour Antigone.

Il disait vrai, certes, et l’assimilation n’était pas hyperbolique. Distant de sa fille aînée, sinon tout à fait séparé, depuis six ans, il avait reporté sur la cadette toute sa tendresse paternelle et elle jouait, dans le soir attristé de sa vie, le rôle d’Antigone en effet dans la fuite d’Œdipe devant les dieux. Le seul tableau que le maître eût dans sa chambre était le portrait d’Estelle, par Hébert, admirable pièce d’art, placée au-dessus du pupitre à copie, et qui présidait ainsi jusqu’aux insomnies du malade. La condition primordiale et sine qua non du mariage avait été, de part et d’autre, que le portrait ne quitterait pas plus la chambre que le modèle la maison