Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/429

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soit avant, soit après, selon ta convenance, tu lui demanderas, à elle aussi, la main d’Estelle. Elle a participé à sa confection. Elle a donc tous les droits, reconnus ou non, à opposer son veto à tes outrecuidantes espérances. Sois insinuant, et chante-lui quelque chose. Tu as un sifflet de ténor et elle trouve déjà que tu ressembles à Mario. Je te permets d’abuser de cette illusion.

Malgré les instances de Me Fovard, notaire de la famille et son ami de jeunesse, Théophile Gautier ne consentit jamais à conduire à la mairie l’honnête et brave créature, trente fois digne de la consécration, qui lui avait donné deux filles. Avant de la connaître, au temps des Jeunes-France, un roman d’amour, à Passy, lui avait fleuri un autre enfant, qui était Théophile Gautier fils, et dont la mère vivait encore. C’était, elle aussi, une personne des plus honorables, charmante, affable et gaie, qui méritait assurément le même honneur, et à titre égal, que son innocente rivale. Les tantes la nommaient Eugénie et lui témoignaient une faveur qu’elle déclinait discrètement, avec un tact admirable.

Fait singulier, le poète lui avait toujours inspiré une terreur insurmontable. Elle avait passé sa vie à le fuir et à lui cacher ses retraites. Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi l’homme le plus doux qui ait existé put lui produire cet effet de croquemitaine. À Versailles, où elle demeurait lorsque Gautier m’emmena lui rendre visite, et où elle l’avait hospitalisé pendant la Commune, elle se défendait à peine de cette anxiété invétérée, dont le problème psychologique me reste insoluble.