Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/269

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une vessie aux plis vert-de-grisés ; des yeux luisent là-dedans, tout petits, et clignotent sous la paupière : ils louchent dans la colère, ces yeux, et entrechoquent leurs flammes électriques. Au repos ils fuient, ils fuient toujours, sombrent sous des nuées grises, émergent de l’abîme des pensées, et se dérobent encore. Sa bouche n’a pas de lèvres ; elle est formée de froncements de peaux, tirés sur son orifice édenté, un trou de venin. D’une bouche ainsi contractée il ne peut sortir que le sifflement et la bave.

Vous parlerai-je des mains, aux doigts décharnés et vêtus d’encre, aux ongles violets, aux nodosités excessives, des mains happantes, griffantes, craquantes. Comme l’artiste en a rendu les attouchements papelards et les contractions de serres ! L’étonnante réalisation !

Tout cela n’est rien encore et l’intelligence d’un tel comédien ne se borne pas à la puissance pittoresque. Avoir trouvé ce Rodin extérieur, c’est se poser un problème plus difficile que celui-là même que l’auteur vous propose : il s’agit de faire vivre le monstre et de l’animaliser. J’avais toujours cru, et avec beaucoup d’autres, que la voix du moins était immodifiable et que le plus habile ne pouvait triompher de son timbre et de ses modulations naturelles. Je m’étais trompé, et ce prodigieux réalisateur me le démontre. La voix de Rodin est celle de Rodin et non pas d’un autre. Elle est faite d’un sifflement bas, adouci, qui, dans les moments où le type se dévoile, s’exalte en façon de miaulement de hyène. Lorsque, dans la chambre rouge, le personnage, revêtu mystérieusement d’une puissance d’espionnage sans contrôle et sans frein, exhibe à d’Aigrigny le papier par