Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/127

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« Il y avait sur la place des gavroches admirables qui couraient aux éclats d’obus en rigolant, avec des vols en rond d’hirondelles happant les insectes dans les rayons. Je pus en croqueter quelques-uns. Puis tantôt à plat ventre et tantôt à toutes jambes, je parvins à traverser la place et je descendis dans les caves. Le spectacle y était extraordinaire, digne de Rembrandt. Des femmes terrifiées enveloppant leurs enfants dans des attitudes de Niobés, comme des rochers. Devant ces blocs, des hommes de tout âge, métier et condition, allaient, venaient, péroraient, importants et bêtes, avec des gesticulations d’énergumènes. Des politiciens de brasserie dans des oubliettes. Il y avait un aveugle avec son chien, la sébile aux dents, éclairé par une lueur de soupirail. Sous les voûtes, le nom maudit sonnait dans les échos en abois de meute, Bismarck, marck, marck !… Chacun s’arrachait le crachoir des plaintes, des imprécations, des menaces gasconnantes, et se disputait le coup de botte à la charogne de l’Empire. C’était superbe, dans la pénombre souterraine, entre les tombes de Voltaire, de Mirabeau et de Jean-Jacques, une via Appia des limbes, où flottaient des poussières de mica comme il y en a sur les miroirs biseautés à la fuite du jour, oui, superbe !

« Je crayonnais sur mes genoux, sans voir ce que cela rendait, quelquefois hors du papier, dans le vide. Je ne voulais rien en perdre. J’étais halluciné. Au dessus de nous, au dehors, on entendait siffler et fuser en l’air les obus qui tombaient à bloc, sourdement et mitraillaient les magasins. Il devenait évident que, de Châtillon, les Prussiens prenaient spécialement le Panthéon même pour cible, et l’on avait dit