Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/186

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Un remorqueur qui, parallèlement, remontait du Havre à Rouen, traînait une file de chalands plus longue que notre cortège.

Des derniers fidèles, les uns rentrèrent à Paris par le prochain train, et d’autres décidèrent de se réunir à l’antique, en des agapes funéraires, pour s’entretenir encore du beau génie qui se dissipait et de son œuvre, hélas ! inachevée. Ils étaient treize.

Lorsque l’on se compta autour de la table et quand ce chiffre fatidique eut été relevé par le nombre des couverts, on se regarda dans un silence morne. Théodore de Banville, qui était la superstition incarnée, affalé, les bras tombés et livide, semblait inanimé, glacé par le vent avant-coureur de la mort. Comme il était le plus âgé des convives et, à deux ans près, le contemporain de Flaubert, il était visible qu’il se croyait marqué pour le suivre le premier au tombeau, et, selon le dogme, l’année même. François Coppée, qui le connaissait, comprit son angoisse et, prétextant une incommodité subite, s’excusa de se retirer ; et, comme deux ou trois autres imitaient déjà son exemple déférent, la réunion menaçait de se désorganiser. Je m’offris donc à trouver et à ramener en un quart d’heure ce conjurateur du sort qu’est l’X nommé quatorzième, et je descendis à cet effet dans la rue, sans avoir la moindre idée de la manière à laquelle je recourrais pour tenir mon engagement.

M’adresser à l’un de mes confrères de la presse rouennaise, c’était le plus simple, mais où le dénicher à cette heure où tous les bureaux sont vides ou fermés en province ? D’ailleurs, convier les gens au rôle de bouche-trou à un repas d’obsèques, c’est