Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/208

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ne nous laissait qu’une sente étroite entre elles et ne nous permettait de nous asseoir sur aucune. Pendant que l’hôte était allé se désengluer les mains et dépouiller sa blouse, nous étions restés immobiles, sans mot dire, noyés dans l’éclairage verdâtre, comme sous une vague parmi les algues. Il roulait autour de nous des ombres d’ombres, il craquait des bruits de bruits, il sifflait des vents coulis, il dardait des lueurs électriques qui nous faisaient tourner la tête comme des Mohicans en forêt. De Nittis s’efforçait de sourire, mais, visiblement inquiet, mon Napolitain jouait avec la corne de corail de sa breloque.

— Eh bien ! me dit-il, y es-tu ? Comprends-tu ce que je disais ? — Quoi ? — Le maître de la Mort. — Broum, broum, broum, fichons le camp, Pépé ! — Impossible, le voici. L’hôte reparut en effet en gentleman.

J’avais avisé sur les murs plusieurs portraits exposés à Paris pendant l’Universelle de 1878 et qui m’étaient restés en mémoire, celui du poète Browning, du peintre Calderon, du violoniste Joachim et du duc de Cleveland. Ils étaient peints dans cette manière limbique dont Eugène Carrière se fit plus tard une spécialité et, sous le verre qui les vaporisait encore, ils donnaient la clef de ce mal des « fantômes » auquel, selon le mot de Prinsep, le peintre était souvent en proie. Comme d’ailleurs ils étaient fort beaux, je lui renouvelai les hommages de l’admiration qu’ils m’avaient inspirée au Champ-de-Mars. — Oh ! fit-il en secouant la tête, divertissements, portraits d’amis, exercices ! — Et, à notre grande surprise, il prit subitement congé de nous, en nous priant de rester seuls dans son atelier et d’y