Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/209

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vivre une heure ou deux, à loisir. — C’est la seule méthode, ajouta-t-il, pour connaître un peintre honorable. — Et il s’en alla.

— Nous sommes pris, me glissa de Nittis, et la charge est bonne, mais sinistre. — Et d’un tour de canne circulaire il me désigna les toiles qui tapissaient le studio, de haut en bas, et de large en long, comme un vaste triptyque aux volets ouverts. Ce n’étaient que des images de la Mort.

Sur la terre classique du spleen il n’y a pas à s’étonner qu’un artiste soit obsédé de la pensée bouddhique de la destruction, et, comme il nous l’avait dit lui-même, Londres n’est pas Venise. Mais au point où George Frederic Watts en subissait la hantise, on a droit à se demander où, entre deux visions funèbres, il prenait le temps de déjeuner, car, à en juger par le nombre de ses études mortuaires, la fascination du thème devait être en lui constante. Il était évidemment chevauché nuit et jour par ce grand lieu commun de la peinture à idées, restée chère à l’École anglaise, et qui domine tout l’art chrétien, la Mort victorieuse de la vie, et il n’y a pas à nier que le symbole n’en soit en effet très pictural. Mon pauvre Napolitain, le corail à la main et transpirant de frousse et de venette, en convenait lui-même. Je lui rappelais, aussi peu rassuré que lui, et comme on chante la nuit à tue-tête dans les bois, que la Mort, motif épatant, avait fourni des chefs-d’œuvre de son art à Holbein, à Albrecht Dürer, à Orcagna, à Valdés Leal et à un tas d’autres goussepains qui en étaient restés diversement immortels. Au fond, arguais-je, un squelette, c’est très drôle, un pantin sans ficelle. — Oui, oui, mais j’aime mieux une cerise.