Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/44

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livre la clef de son énigme qu’après vous avoir lentement torturé. Le sphinx en Rubens est d’une autre sorte : les problèmes qu’il vous propose sont aussitôt résolus que soumis, mais ils renaissent d’eux-mêmes, plus clairs encore et plus attrayants, ils multiplient à l’infini leurs flatteries. Le monstre vous enveloppe d’un sourire, il vous retient d’une caresse, il vous acquiert, plutôt qu’il ne vous dompte. D’ailleurs sa langue est sans artifices ni sous-entendus : elle vous parle l’idiome universel, compris de tous et aimé de tous, familier à tous les hommes, même les plus vulgaires, le langage sensuel, le verbe de la chair. Il faut réellement s’échapper de ces griffes câlines.

On peut appliquer raisonnablement à Pierre-Paul Rubens cette définition de « force de la nature » dont d’ailleurs on a abusé, et qui n’est attribuable qu’à fort peu de génies, même parmi les plus féconds. M. Taine a dit de lui quelque part : « Comme un Dieu indien qui est de loisir, il soulage sa fécondité en créant des mondes. » Ce à quoi Eugène Fromentin objecte assez subtilement qu’il n’y a pas plus de soulagement pour Rubens à peindre, qu’il n’y en a pour l’arbre à produire ses fruits. Toujours est-il que, dieu indien de loisir, ou en activité, la puissance de production de l’artiste reste dans l’histoire humaine un miracle inconcevable. On connaît de lui près de quinze cents toiles.

Dans son excellent ouvrage sur Rubens et l’école d’Anvers, M. Alfred Michiels a été amené à ce calcul curieux que les toiles du maître, alignées bout à bout, couvriraient un espace de plus de trois lieues de long sur un mètre de large. Voilà qui corrobore