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DE LA SIGNIFICATION DE LA VIE

universelle. Nos perceptions nous donnent le dessin de notre action possible sur les choses bien plus que celui des choses mêmes. Les contours que nous trouvons aux objets marquent simplement ce que nous en pouvons atteindre et modifier. Les lignes que nous voyons tracées à travers la matière sont celles mêmes sur lesquelles nous sommes appelés à circuler. Contours et routes se sont accusés au fur et à mesure que se préparait l’action de la conscience sur la matière, c’est-à-dire, en somme, au fur et à mesure que se constituait l’intelligence. Il est douteux que les animaux construits sur un autre plan que nous, un Mollusque ou un Insecte par exemple, découpent la matière selon les mêmes articulations. Il n’est même pas nécessaire qu’ils la morcellent en corps. Pour suivre les indications de l’instinct, point n’est besoin de percevoir des objets, il suffit de distinguer des propriétés. L’intelligence, au contraire, même sous sa forme la plus humble, aspire déjà à faire que de la matière agisse sur de la matière. Si, par quelque côté, la matière se prête à une division en agents et patients, ou plus simplement en fragments coexistants et distincts, c’est de ce côté que l’intelligence regardera. Et, plus elle s’occupera de diviser, plus elle déploiera dans l’espace, sous forme d’étendue juxtaposée à de l’étendue, une matière qui tend sans doute à la spatialité, mais dont les parties sont cependant encore à l’état d’implication et de compénétration réciproques. Ainsi, le même mouvement qui porte l’esprit à se déterminer en intelligence, c’est-à-dire en concepts distincts, amène la matière à se morceler en objets nettement extérieurs les uns aux autres. Plus la conscience s’intellectualise, plus la matière se spatialise. C’est dire que la philosophie évolutioniste, quand elle se représente, dans l’espace, une matière découpée selon les lignes mêmes que suivra