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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

omnisciente, il laisse de côté ce qu’il y a de concret dans les phénomènes : les qualités perçues, les perceptions mêmes. Sa synthèse ne comprend, semble-t-il, qu’une fraction de la réalité. De fait, le premier résultat de la nouvelle science fut de couper le réel en deux moitiés, quantité et qualité, dont l’une fut portée au compte des corps et l’autre à celui des âmes. Les anciens n’avaient élevé de pareilles barrières ni entre la qualité et la quantité, ni entre l’âme et le corps. Pour eux, les concepts mathématiques étaient des concepts comme les autres, apparentés aux autres et s’insérant tout naturellement dans la hiérarchie des idées. Ni le corps ne se définissait alors par l’étendue géométrique, ni l’âme par la conscience. Si la ψυχή d’Aristote, entéléchie d’un corps vivant, est moins spirituelle que notre « âme », c’est que son σῶμα, déjà imbibé d’idée, est moins corporel que notre « corps ». La scission n’était donc pas encore irrémédiable entre les deux termes. Elle l’est devenue, et dès lors une métaphysique qui visait à une unité abstraite devait se résigner ou à ne comprendre dans sa synthèse qu’une moitié du réel, ou à profiter au contraire de l’irréductibilité absolue des deux moitiés entre elles pour considérer l’une comme une traduction de l’autre. Des phrases différentes diront des choses différentes si elles appartiennent à une même langue, c’est-à-dire si elles ont une certaine parenté de son entre elles. Au contraire, si elles appartiennent a deux langues différentes, elles pourront, précisément à cause de leur diversité radicale de son, exprimer la même chose. Ainsi pour la qualité et la quantité, pour l’âme et le corps. C’est pour avoir coupé toute attache entre les deux termes que les philosophes furent conduits à établir entre eux un parallélisme rigoureux, auquel les anciens n’avaient pas