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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

traduire par la multiplicité de ces points de vue, extérieurs les uns aux autres, la pluralité des vues dissemblables entre elles, comme aussi de symboliser par la situation relative de ces points de vue entre eux, par leur voisinage ou leur écart, c’est-à-dire par une grandeur, la parenté plus ou moins étroite des vues les unes avec les autres. C’est ce que Leibniz exprime en disant que l’espace est l’ordre des coexistants, que la perception de l’étendue est une perception confuse (c’est-à-dire relative à un esprit imparfait), et qu’il n’y a que des monades, entendant par là que le Tout réel n’a pas de parties, mais qu’il est répété à l’infini, chaque fois intégralement (quoique diversement) à l’intérieur de lui-même, et que toutes ces répétitions sont complémentaires les unes des autres. C’est ainsi que le relief visible d’un objet équivaut à l’ensemble des vues stéréoscopiques qu’on prendrait sur lui de tous les points, et qu’au lieu de voir dans le relief une juxtaposition de parties solides on pourrait aussi bien le considérer comme fait de la complémentarité réciproque de ces vues intégrales, chacune donnée en bloc, chacune indivisible, chacune différente des autres et pourtant représentative de la même chose. Le Tout, c’est-à-dire Dieu, est ce relief même pour Leibniz, et les monades sont ces vues planes complémentaires les unes des autres : c’est pourquoi il définit Dieu « la substance qui n’a pas de point de vue », ou encore « l’harmonie universelle », c’est-à-dire la complémentarité réciproque des monades. En somme, Leibniz diffère ici de Spinoza en ce qu’il considère le mécanisme universel comme un aspect que la réalité prend pour nous, tandis que Spinoza en fait un aspect que la réalité prend pour elle.

Il est vrai qu’après avoir concentré en Dieu la totalité du réel, il leur devenait difficile de passer de Dieu aux