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SPINOZA ET LEIBNIZ

choses, de l’éternité au temps. La difficulté était même beaucoup plus grande pour ces philosophes que pour un Aristote ou un Plotin. Le Dieu d’Aristote, en effet, avait été obtenu par la compression et la compénétration réciproque des Idées qui représentent, à l’état achevé ou en leur point culminant, les choses qui changent dans le monde. Il était donc transcendant au monde, et la durée des choses se juxtaposait à son éternité, dont elle était un affaiblissement. Mais le principe auquel on est conduit par la considération du mécanisme universel, et qui doit lui servir de substrat, ne condense plus en lui des concepts ou des choses, mais des lois ou relations. Or une relation n’existe pas séparément. Une loi relie entre eux des termes qui changent ; elle est immanente à ce qu’elle régit. Le principe où toutes ces relations viennent se condenser, et qui fonde l’unité de la nature, ne peut donc plus être transcendant à la réalité sensible ; il lui est immanent, et il faut supposer tout à la fois qu’il est dans le temps et hors du temps, ramassé dans l’unité de sa substance et pourtant condamné à la dérouler en une chaîne sans commencement ni fin. Plutôt que de formuler une contradiction aussi choquante, les philosophes devaient être conduits à sacrifier le plus faible des deux termes, et à tenir l’aspect temporel des choses pour une pure illusion. Leibniz le dit en propres termes, car il fait du temps, comme de l’espace, une perception confuse. Si la multiplicité de ses monades n’exprime que la diversité des vues prises sur l’ensemble, l’histoire d’une monade isolée ne paraît guère être autre chose, pour ce philosophe, que la pluralité des vues qu’une monade peut prendre sur sa propre substance : de sorte que le temps consisterait dans l’ensemble des points de vue de chaque monade sur elle-même, comme l’espace dans l’ensemble des points de vue de tou-