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L’ÉVOLUTION DE LA VIE

voir si l’on connaissait, dans tous leurs détails, les conditions où elle se produira ? Mais ces conditions font corps avec elle et ne font même qu’un avec elle, étant caractéristiques du moment où la vie se trouve alors de son histoire : comment supposer connue par avance une situation qui est unique en son genre, qui ne s’est pas encore produite et ne se reproduira jamais ? On ne prévoit de l’avenir que ce qui ressemble au passé ou ce qui est recomposable avec des éléments semblables à ceux du passé. Tel est le cas des faits astronomiques, physiques, chimiques, de tous ceux qui font partie d’un système où se juxtaposent simplement des éléments censés immuables, où il ne se produit que des changements de position, où il n’y a pas d’absurdité théorique à imaginer que les choses soient remises en place, où par conséquent le même phénomène total ou du moins les mêmes phénomènes élémentaires peuvent se répéter. Mais d’une situation originale, qui communique quelque chose de son originalité à ses éléments, c’est-à-dire aux vues partielles qu’on prend sur elle, comment pourrait-on se la figurer donnée avant qu’elle se produise[1] ? Tout ce qu’on peut dire est qu’elle s’explique, une fois produite, par les éléments que l’analyse y découvre. Mais ce qui est vrai de la production d’une nouvelle espèce l’est aussi de celle d’un nouvel individu, et plus généralement de n’importe quel moment de n’importe quelle forme vivante. Car, s’il faut que la variation ait atteint une certaine importance et une certaine généralité pour qu’elle donne naissance à une espèce nouvelle, elle se produit à tout moment, continue, insensible, dans chaque être vivant. Et les mutations brusques elles-mêmes, dont on nous parle au-

  1. Nous avons insisté sur ce point dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience, pages 140-151.