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PREMIÈRE CONFÉRENCE

ment des choses. Le peintre l’a isolée ; il l’a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d’apercevoir dans la réalité ce qu’il y a aperçu lui-même.

L’art est donc là pour nous montrer qu’une extension de nos facultés de percevoir est possible. Mais comment s’accomplit-elle ? — Remarquons que le sens commun a toujours dit de l’artiste que c’est un « idéaliste », entendant par là que l’artiste se préoccupe moins que la plupart d’entre nous du côté positif et matériel de la vie. L’artiste est, au sens propre du mot, un « distrait ». Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses que le commun des hommes ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à regarder, et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision. Je ne puis entrer dans la démonstration de ce point : j’estime que beaucoup de questions psychologiques et psycho-physiologiques s’éclaireraient d’une lumière nouvelle si l’on se décidait à considérer notre perception distincte comme simplement découpée, par les besoins de la vie pratique, dans un ensemble plus vaste. Nous aimons, en psychologie et ailleurs, à aller de la partie au tout, et notre système habituel d’explication consiste à reconstruire idéalement notre vie mentale avec des éléments simples, puis à supposer que la composition entre eux de ces éléments simples a réellement produit notre vie mentale. Si les choses se passaient ainsi, notre perception serait en effet inextensible ;