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LA PERCEPTION DU CHANGEMENT

elle serait faite de l’assemblage de certains matériaux déterminés, en quantité déterminée, et nous n’y trouverions jamais autre chose que ce qui y aurait été ainsi déposé d’abord. Mais les faits, quand on les envisage en dehors de tout parti pris d’expliquer l’esprit mécaniquement, suggèrent une interprétation d’un autre genre. Ils nous montrent, dans la vie psychologique normale, un effort constant de l’esprit pour limiter son horizon, pour se détourner de ce qu’il a un intérêt matériel à ne pas voir. Avant de philosopher, il faut vivre ; et la vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous ne regardions ni à droite ni à gauche, mais droit devant nous dans la direction où nous avons à marcher. Notre connaissance, bien loin de se constituer par une association graduelle d’éléments simples, est l’effet d’une dissociation brusque : dans le champ infiniment vaste de notre connaissance virtuelle nous avons cueilli, pour en faire une connaissance actuelle, tout ce qui intéresse notre action sur les choses ; nous avons négligé le reste. Le cerveau paraît avoir été construit en vue de ce travail de sélection. On le montrerait sans peine pour les opérations de la mémoire. Notre passé, ainsi que nous le verrons dans notre prochaine conférence, se conserve nécessairement, automatiquement. Il survit tout entier. Mais notre intérêt pratique est de l’écarter, ou du moins de n’en accepter que ce qui peut éclairer et compléter plus ou moins utilement la situation présente. Le cerveau nous sert à effectuer ce choix : il actualise les souvenirs utiles, il maintient dans le sous-sol de la conscience ceux qui ne serviraient à rien. On en dirait autant de la perception : auxiliaire de l’action, elle isole, dans l’ensemble de la réalité, ce qui nous intéresse ; elle nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous en pou-