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LA PERCEPTION DU CHANGEMENT

spéculer était l’inverse d’agir. Nous parlions tout à l’heure des philosophes grecs : nul n’a exprimé l’idée avec plus de force que Plotin. « Toute action, disait-il (et il ajoutait même “toute fabrication”) est un affaiblissement de la contemplation » (πανταχοῡ δὴ ὰνευρήσομεν τὴν ποίησιν καὶ τὴν πρᾱξιν ἢ άσθένειαν θεωρίας ἢ παρακολούθημα). Et, fidèle à l’esprit de Platon, il pensait que la découverte du vrai exige une conversion (έπιστροϕή) de l’esprit, qui se détache des apparences d’ici-bas et s’attache aux réalités de là-haut : « Fuyons vers notre chère patrie ! » — Mais, comme vous le voyez, il s’agissait de « fuir ». Plus précisément, pour Platon et pour tous ceux qui ont entendu la métaphysique de cette manière, se détacher de la vie et convertir son attention consiste à se transporter dans un monde différent de celui où nous vivons, à faire appel à des facultés autres que celles des sens et de la conscience. Ils n’ont pas cru que cette éducation de l’attention pût consister simplement à lui retirer ses œillères, à la déshabituer du rétrécissement que les exigences de la vie lui imposent. Ils n’ont pas jugé que l’attention dût continuer à regarder ce qu’elle regarde : non, il faut pour eux qu’elle se tourne vers autre chose. De là vient qu’ils font appel à des facultés de vision absolument différentes de celles que nous exerçons, à tout instant, dans la connaissance que nous prenons du monde extérieur et de nous-mêmes.

Et c’est précisément parce que l’on peut contester l’existence de facultés de ce genre que Kant a cru la métaphysique impossible. Une des idées les plus importantes et les plus profondes de la Critique de la Raison pure est assurément celle-ci : que, si la métaphysique est possible, c’est par une vision, et non par un effort dialectique. La dialectique nous conduit à des philosophies opposées ; elle démontre aussi bien la